Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence

Que fait le héros de Philippe de Broca lorsqu’il ne rêve pas ? Il pêche à la ligne (Cartouche), joue aux boules (Le magnifique), nettoie fébrilement l’intérieur de sa maison de fond en comble (Tendre poulet), ou bien retrouve une grisaille quotidienne qui, par son seul poids, est déjà comme le négatif de nouvelles aventures (L’amant de cinq jours ; Chère Louise) — autant dire que, comme le héros des Tribulations d’un Chinois en Chine, il sombre dans l’ennui. A l’encontre d’un Beckett qui, à la recherche d’une essence, met en scène la nudité et le vide de l’existence, Philippe de Broca a choisi, délibérément, de s’en tenir à l’apparence et au rêve : nul temps mort ici, nul ennui, mais la plénitude de l’imaginaire. De là, évidemment, l’extraordinaire vitalité de la plupart de ses films. Mais cette vitalité cependant, ce divertissement, a toujours lieu sur fond de déréliction, de solitude ou d’ennui. Ce vide existentiel, il est vrai, n’apparaît le plus souvent que de façon marginale, et de manière privilégiée au début et/ou à la fin de ses films. Premiers et derniers plans se répondent donc, et déterminent le « point haut » à partir duquel s’éclaire la structure de l’œuvre. C’est cette homologie du début et de la fin qui donne à la plupart de ses films cette structure circulaire1 que le cinéaste se plaît parfois à souligner de manière quasi fétichiste ; ainsi, Tendre poulet s’ouvre sur un accident blessant Antoine au genou et se clôt sur un nouvel accident où, précise ce dernier, c’est le même genou qui est atteint. Dans Cartouche déjà, la première scène où Louis Bourguignon et son jeune frère Louison assistent au supplice d’un condamné (« Regarde petit, bientôt ce sera notre tour ») est comme une préfiguration de la dernière : « Nous allons avoir des nuits froides » – « Et après ? » – « On finira comme prévu » – « Dans les mains du bourreau » – « Oui, et que ça aille vite ».

L’amant de cinq jours, Un monsieur de compagnie, L’homme de Rio, Les tribulations…, Chère Louise reposent aussi sur cette circularité. Mais celle-ci n’est pas, comme on pourrait le croire, un procédé purement stylistique : elle répond au propos même du cinéaste, à sa vision du monde.

Un arbre en trompe–l’oeil

Car ce que Philippe de Broca donne à voir de manière circulaire, c’est précisément la circularité elle-même, c’est-à-dire un temps qui ne passe pas mais revient toujours sur lui-même. Dans la mesure en effet où ses héros n’agissent pas (quoiqu’ils s’agitent ou cultivent le geste pur — ce qui est mis en évidence dans Le Roi de Cœur, Le magnifique et L’incorrigible), dans la mesure où ils rêvent leur vie, ils n’ont aucune prise sur le temps. D’aucuns pourront rapprocher ceci de l’intemporalité des processus inconscients dont parlait Freud. Toujours est-il que, pour ses héros, le temps n’existe pas : il s’est arrêté, figé dans une immobilité qui n’est pas sans rappeler celle de la mort. Inversement d’ailleurs, lorsque le héros cesse d’en être un, il retrouve la pesanteur du temps. Ainsi, lorsque François Merlin, dans Le magnifique, entreprend de ridiculiser et de détruire le personnage « héroïque » de son roman, Bob Saint-Clare, il l’immerge dans le temps : celui-ci, éternellement jeune et invulnérable, se retrouve soudain atteint d’un mal temporel par excellence — un panaris. A la question de Tatiana : « Que peut-on faire ? » il répond : « Rien, il faut attendre, il faut que ça mûrisse ». Et dans L’incorrigible, les reproches que Camille, l’oncle de Victor Vauthier, adresse à son prétendu neveu sont à cet égard significatifs : « Il y a vingt ans que tu gaspilles ta vie entre les hippodromes et les alcôves… Tu abolis le temps ». Ce que Camille, image parfaite du « demi-habile2 » pascalien, reproche à Victor, c’est sa fuite dans le divertissement. Il est vrai que lui-même semble prendre au sérieux, et même au tragique, l’irréversibilité du temps : son projet n’est-il pas de construire une digue devant le Mont Saint-Michel pour éviter que « le décor de ses amours » ne se retrouve, le temps et le sable aidant, « au milieu des betteraves » ? Mais le caractère aberrant d’un tel projet3 dit assez que le héros debroquien n’a d’autre moyen de lutter contre le temps que de l’« abolir ».

« Vivre l’instant » : telle est donc, sans nul doute, la philosophie immédiate du héros de Philippe de Broca. Églantine, la sage prostituée du Roi de Cœur, ne dit-elle pas à Plumpick : « Tu chasses des chimères ; je te confie mon secret : je vis dans l’instant, il n’y a que l’instant qui compte ». Et dans Chouans !, le comte de Kerfadec, qui s’adonne aux plaisirs des modèles réduits, comme à ceux de la table ou de l’amour, apparaît comme le frère d’Églantine, un hédoniste qui n’a d’autre philosophie, lui aussi, que de « vivre l’instant » — ce que tous les nostalgiques d’un arrière monde (Dieu ou l’Histoire, peu importe) trouveront sans doute bien superficiel et qui est pourtant le dernier mot de la sagesse debroquienne. Mais cet hédonisme immédiat — ce qui ne signifie nullement qu’il ne soit pas réel — renvoie à une immobilité que l’on a trop souvent refusé de voir ou de comprendre. Car si les héros prétendent « vivre l’instant », il est indéniable que, par un tragique renversement des choses, ils se retrouvent en quelque sorte emprisonnés par celui-ci. On comprend dès lors la nécessité profonde de cette structure circulaire : chaque film, chaque aventure, vient s’annuler, se résorber dans sa fin qui, homologue au début, est le signe d’une temporalité arrêtée. Jean Collet, dans une excellente étude consacrée à L’homme de Rio4, a noté cette épochè de la temporalité, mais pour la déplorer : « Reste un reproche plus grave… L’évasion que nous propose Philippe de Broca ne mène nulle part… Une bulle de savon… L’espace d’un mirage. Et puis plus rien ». Mais la déception du critique ne vient-elle pas de ce qu’il prétend interpréter et juger un film à l’aide d’une conception du monde et de la temporalité qui est précisément celle que le cinéaste, par toute son œuvre, récuse ? C’est dans une pensée tragique ou dialectique que quelque chose doit advenir, que le temps est comme la substance dans laquelle s’inscrivent les actes de l’homme. Mais l’univers baroque, et en plus d’un sens pascalien, de Philippe de Broca est à l’opposé d’une telle conception : c’est un monde du geste et non de l’acte, un monde de l’imaginaire et non du réel. On comprend donc que tous les films du cinéaste s’achèvent sur un monde inchangé. C’est l’absence même de temporalité qui interdit toute progression psychologique ; c’est elle encore qui permet de comprendre que le héros debroquien n’opère jamais une véritable transformation de la matière : la transformation (la poiësis grecque) est étrangère à l’univers du cinéaste qui relève davantage de la parole et du geste chers aux sophistes, puisque ce héros vit de persuader, agissant moins sur les choses que sur les hommes et l’opinion. Cette « bulle de savon » qui éclate et nous renvoie au néant peut certes sembler dérisoire à qui espérait cueillir les fruits de l’arbre. Mais à y bien regarder, on s’apercevra qu’une telle fécondité est étrangère aux préoccupations du cinéaste : l’arbre de Philippe de Broca est un arbre en trompe-l’œil.

Donner à voir l’apparence en son intemporalité même est ici le projet. Et si cette comédie ne débouche sur rien, ce n’est nullement par défaut ou par légèreté, mais précisément parce que, hors la comédie, il n’y a rien (ou le Rien, si l’on veut). Comme le dit Pascal : « le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie : on jette un peu de terre sur la tête, et en voilà pour jamais5 ». Ceux qui ont reproché à Philippe de Broca de ne faire que de la comédie auraient-ils oublié tout le poids de ce mot ?

1. L’écriture filmique — panoramique ou trajectoire sur 360° (L’homme de Rio, Le cavaleur) — et la musique (valses de Georges Delerue) viennent parfois souligner cette circularité.

2. Le demi-habile est, chez Pascal, le contraire même du sage. Il figure une pseudo sagesse, héritière de tous les dualismes métaphysiques (et notamment du dualisme essence/apparence), que Pascal n’a cessé de dénoncer. Camille est à la fois l’antithèse de Victor et son semblable. Son sérieux, à la limite de la mélancolie, s’oppose en effet à l’insouciance de son prétendu neveu. Qu’il vive dans une roulotte arrêtée est à cet égard révélateur : ancien rêveur (la roulotte) Camille semble avoir fait son deuil de l’imaginaire (la roulotte est arrêtée), mais celui-ci finira pourtant par prévaloir et Camille reprendra la route après le vol du Greco au musée de Senlis.

3. Ce projet, dans sa démesure même, laisse également percevoir que Camille, quoi qu’il dise, reste hanté par le rêve et l’imaginaire. C’est la raison pour laquelle il refusera ce réel vaguement teinté de rêve (cette pure chimère), cette vie de farniente sous les cocotiers que lui propose Marie-Charlotte. Incorrigible rêveur, tout autant que Victor, il porte en lui cet imaginaire à l’état pur qu’est le refus du temps. Car cette digue qu’il rêve de construire, c’est le rêve même luttant contre le réel — c’est-à-dire contre le temps.

4Télérama, n° 739.

5Pensées, Br. 210.

JEAN-PIERRE ZARADER