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Les Trois Rendez-vous

Trois Rendez-vous

– 1953 –

Court-métrage de fin d’études de Philippe de Broca

Résumé

Deux hommes sont amoureux de la même femme. L’un d’eux, se sentant rejeté, tente de se suicider. La jeune femme décide finalement de choisir un troisième homme. Lorsqu’ils racontent leur aventure, aucun ne donne la même version des événements.

Interprètes

Annie Delattre (Annie Delage), Philippe de Broca (Alex, le peintre), Eschag Neman (Neman) et Robert Deshayes (le docteur).

Equipe

Réalisation : Philippe de Broca, Edith Krausse et Charles Bitsch

Images : François Lauliac, Pierre Lhomme et Jean Lavie

Prises de vues : Pierre Tairraz, Jean-Paul Bost et Eschag Neman

Détails

*Durée : 30 minutes

*Lieux de tournage : Pont-Neuf, quais de Seine, rue Mouffetard, square Jean-XXIII (précédemment square de l’Archevêché), Bois de Boulogne, place de l’Institut.

*Court-métrage de fin d’études de de Broca à l’École Nationale de Photographie et de Cinématographie. Trois histoires racontées dans trois genres différents : drame, romance, comédie.

*Projeté à la Cinémathèque française le 7 mai 2015 lors de la rétrospective Philippe de Broca puis en 2016 dans le cadre de la programmation « Le Mélodrame français ».


Opération gas oil

OPERATION GAS OIL


Reportage sur le tournage des Tribulations d’un Chinois en Chine

Reportage sur le tournage des Tribulations d’un Chinois en Chine


Jean-Paul Belmondo (1933 – 2021)

Jean-Paul Belmondo (1933 – 2021)

Disparition hier de Jean-Paul Belmondo à l’âge de 88 ans. Dans Cartouche, premier des six films qu’il tourne avec Philippe de Broca, un des personnages s’adresse à Dominique Cartouche (Belmondo) et lui dit : « Amuse-toi, ça empêche de mourir… ». Cette phrase pourrait très bien résumer le comédien qui a fait rêver plusieurs générations de spectateurs.

On perd aujourd’hui un géant du cinéma, célébré depuis plusieurs années dans tous les festivals, et resté à la fois si proche de son public. Dominique Cartouche, Adrien Dufourquet, Arthur Lampereur, Bob Saint Clar, Victor Vauthier continueront à nous amuser encore longtemps. Les cinéphiles sont en deuil, la France aussi.


J’ai assez ri

J’AI ASSEZ RI

Ce script n’a jamais été tourné

Scénario de Philippe de Broca
Adaptation, scénario et dialogues de Gérard Rinaldi

© Indivision Philippe de Broca

1-PLACE DE LA GARE. EXT.NUIT

Place de la gare à Étampes. Illuminée de décorations de fêtes : « Joyeux Noël – Bonne Année ». Il est 23 heures passées. Tout est désert. Une voiture bourrée de jeunes gens passe rapidement en faisant résonner les infra basses de sa chaîne HIFI. 

2-BRASSERIE. INT.NUIT

Dans une brasserie sans charme où quelques attardés boivent le dernier verre de l’année, la télé déverse des images berlusconiennes d’émission de réveillon. Le patron joue au 421 avec un client. Charles est installé à une table et mange sans entrain une tarte aux prunes un peu rassie qu’il fait passer avec un petit coup de blanc. 

À une table voisine, une dame âgée termine un verre de champagne. Elle a un beau visage au regard doux et mélancolique. Elle se lève et aborde Charles.

La Dame
Bonsoir, Monsieur…

Charles
Bonsoir, Madame.

La Dame
Excusez-moi de vous déranger, mais il me semble que je vous connais. Vous n’êtes pas chanteur fantaisiste ?

Charles
On peut appeler ça comme ça, oui.

La Dame
C’est bien ce qui me semblait. Je me disais, « je connais ce Monsieur ». Je vous ai vu, il y cinq ans, à Étampes, au Noël des employés du magasin Leclerc. Ma fille y travaillait comme caissière et la famille avait le droit de venir. Qu’est-ce que vous m’aviez fait rire !

Charles
Ah oui ? J’en suis très heureux, Madame.

La Dame
Oh, oui ! Vous étiez si drôle… Mais je vous ennuie là. Je vous empêche de manger votre gâteau.

Charles
Pas du tout. Vous me rendez plutôt service. C’est un étouffe-chrétien de haut de gamme. Vous avez déjà mangé des gnocchis froids sur un bout d’éponge ?

La Dame (En riant)
Mon dieu ! Quelle horreur !

Charles
Mais, asseyez-vous. C’est ma tournée.

La Dame
Oh, non … Vous êtes gentil. Je ne voulais pas vous déranger.

Charles
Vous avez peur que je vous drague ?

La Dame (Riant de plus belle)
Oh, mon Dieu !

Charles
Allez ! Ça me fait plaisir. Asseyez-vous. Je vais chercher votre verre.

Il va chercher le verre, le pose devant la dame qui s’est assise à la table et reprend sa place.

Charles
Voilà. (Il s’adresse au patron) Holà, Monseigneur ! Pouvez-vous réarmer nos calices ?

Le Patron
Comment ?

Charles
Un autre champagne et un autre muscadet, s’il vous plait.

Le patron le regarde avec une certaine incompréhension dans les yeux, puis exécute la commande.

Charles
Ce manant n’entend point le vieux François.

La Dame
Ce n’est pas raisonnable. Je vais être pompette.

Charles
C’est pour fêter nos retrouvailles.

La Dame
Vous êtes adorable.

Charles
Je sais.

La Dame (Rire)
Qu’est-ce que vous faites ici un soir de réveillon ?

Charles
Je vous pose la même question.

La Dame
Oh, moi…J’ai eu un petit coup de cafard. Je vis toute seule. Ma fille est morte, il y a trois ans, cancer.  Et quand on est tout seul, il y a des fêtes qui prennent des allures d’enterrement. Ici, au moins il y a un peu d’animation. Mon gendre me dit tout le temps que je devrais aller en maison de retraite, que je serais chouchoutée, que je me ferais des amis. Mais, j’aime pas les vieux. Par contre (En riant. ) …  j’aime bien le champagne.

Charles
Vous avez raison. Ça se digère mieux que la mort aux rats. Eh bien, vous savez ce qu’on va faire ? On va passer la soirée ensemble.  J’ai été engagé par l’hôtel à côté pour animer le réveillon. Je vous invite. Votre prénom ?

La Dame
Geneviève.

Le patron arrive avec les deux consommations qu’il pose sur la table avec un ticket de caisse.

Charles
Charles. À vos amours, Geneviève !

La Dame (riant)
Oh la la…mon Dieu  ! (Ils trinquent)

3-GRAND HÔTEL.INT.NUIT

Charles est sur scène. (Petit praticable) Une affiche de lui est posée sur un trépied. Lumières rudimentaires. 

Charles (Il regarde sa montre)
Tout à l’heure, je vous raconterai celle du Belge qui se prenait pour un gars de Lausanne…(Rires de l’assistance) Mais avant, nous avons un petit rituel à accomplir. Dans exactement …32…heu..31… 30… 29 C’est pas vrai, ça !  Ça change tout le temps… nous allons tous nous embrasser pour nous fêter une…(Il sollicite l’assistance qui répond) « Bonne Année » ! Bien. Je vois que vous avez répété. (Regard à la montre) Alors, à vos marques…prêts… c’est parti ! 5…4…3…2…1…Bonne Année à tous ! (Repris par le public)

La musique soutient les embrassades. Charles descend de la scène et va retrouver la vieille dame. Ils s’embrassent et se souhaitent une bonne année. Elle est aux anges. Ils dansent tous les deux.

4-CHAMBRE D’HÔTEL.INT.NUIT

Charles est sous la douche. De ses cheveux, coule un jus noir. C’est de la teinture. La vraie couleur apparaît, poivre et sel.

Il sort de la douche, la serviette autour des hanches. 

Il prend une bouteille de whisky dans sa valise et boit à même le goulot. Il tire une dernière bouffée d’une cigarette qui se consumait dans un cendrier déjà bien chargé.

Il se regarde dans la glace et fait une moue dégoûtée en tirant de la main la peau molle de son cou.

Charles
Saloperie, va…

Il prend son portable et compose un numéro. Un temps avant la réponse, et…

Charles
Bonne Année, mon ange… À Étampes, ville d’amour…Merci…Tout le monde est là ?….  C’est bien. Je suis content pour toi…Demain à Pithiviers et à Orléans après-demain…. Je suis à Paris, mercredi, je peux passer te faire un bisou de bonne année ?  T’es gentille…Oui, bien sûr. Je t’embrasse. Bonne année à tout le monde. Oui, merci. Au revoir.

Il boit encore une fois à la bouteille, puis se regarde à nouveau dans la glace, à la lueur clignotante d’une enseigne publicitaire.

5-Place de la Gare. Ext. Jour

Le lendemain matin, Charles, cigarette au bec, sort de l’hôtel avec ses valises. La vieille dame l’attend.  Elle lui a apporté une tarte aux prunes. 

La Dame
Bonjour. Vous avez bien dormi ?

Charles
Comme un bébé. J’ai dormi une heure, j’ai pleuré une heure, j’ai dormi une heure…

La Dame (qui rit)
Vous n’arrêtez jamais !

Charles
Je fais des tests. En fait, je cherche une épitaphe marrante. La dernière en date c’est : »Finalement rien n’a changé. Toute ma vie, j’ai eu la dalle. »

La Dame (Elle rit)
Vous êtes un enfant.

Charles
Je ne m’en plains pas.

La Dame
(Elle lui tend une sorte de boîte à gâteau) Tenez. C’est une tarte aux prunes. Je l’ai faite ce matin. Pour vous aider à oublier l’autre et pour vous remercier de la belle soirée que vous m’avez fait passer.

Charles
C’était un plaisir. C’est moi qui vous remercie, Geneviève. (Il prend la boîte et la tient un peu maladroitement, ne sachant visiblement pas qu’en faire.)

La Dame
J’ai une petite chose à vous demander…

Charles
Du troc ! J’adore ça. C’est non imposable.

La Dame
Ça vous ennuierait de me donner votre adresse ? Comme ça, je pourrais vous envoyer un petit mot de temps en temps. Ce serait une façon de prolonger notre réveillon.

Charles
J’en serais très content. Tenez.( Il sort une carte de visite de son portefeuille et la lui donne. )

La Dame
Vous n’imaginez pas ce que ce petit rectangle de carton représente pour moi…

Charles (Il se prend le front de sa main libre pour réfléchir)
Animal ou végétal ? (Elle sourit en hochant la tête. Il lui rend son sourire.) Je pourrais rater mon train pour vous faire rire encore une fois, mais je crois que je vais y aller. (Il l’embrasse.) Au revoir, Geneviève. J’attends de vos nouvelles.

La Dame
Au revoir…Charles. Portez-vous bien.

Il prend sa valise et se dirige vers la gare en tenant comme il peut sa tarte aux prunes.

Il s’arrête et se retourne vers elle en montrant le paquet.

Charles
Ça me fait penser à ma maman… Elle m’a tellement dit que je méritais des tartes.

Ils se sourient. Il la laisse, se dirigeant vers l’entrée de la gare. À l’intérieur, un SDF est assis près d’un radiateur. Charles va à lui et lui donne la tarte.

Charles
Tiens. De la part de la Mère Noël.

6-MAISON DE RETRAITE. INT. JOUR

Charles fait son numéro devant une assemblée de gens très âgés.

Charles
C’est l’histoire d’un Belge qui se croyait de Lausanne…

Quelques rires fusent.

7-GARE DE PROVINCE. EXT. SOIR

Charles est devant le panneau des horaires.

Charles
Merde…

Il se dirige vers un employé.

Charles
Excusez-moi, Monsieur le Préposé.

Employé
Pourquoi vous m’appelez Monsieur le Préposé ? Je suis Chef de Gare.

Charles
Mais, parce que je suis poli, moi, Monsieur le Chef de gare.

Employé
Qu’est-ce que vous voulez ?

Charles
Le prochain train pour Orléans ?

Employé
22h 40.

Charles
Merde. Y en a pas avant ?

Employé
Y en avait un. À 18h 15. Et c’est pas moi qui l’ai raté. Et « merde », c’est pas très poli.

8-Buffet de la Gare. Int. Nuit

Charles, devant un tasse de café vide. Il fume, assis sur la banquette. Un garçon met les chaises sur les tables. Une jeune femme est au comptoir.

Garçon
Désolé, Messieurs Dames. On ferme.

Jeune femme
Y a un autre endroit où on peut attendre ?

Garçon
En face. À l’hôtel. Ils ont un bar.

Charles le regarde sans bouger.

Monsieur ! On ferme.

Charles se lève. Il chante d’après la chanson d’Eddy Mitchell « la dernière séance »:

Charles
La lumière s’éteint déjà

La salle est vide à pleurer…

Voilà ce que je vous dois (Il paye)

Pour cet excellent café

Je vais à l’hôtel du coin

Puisque vous voulez fermer‚

Je suis le dernier client

Et je m’en vais dans le vent

Le pourboire dans la soucoupe est tombé

Il dépose une pièce dans la soucoupe et sort avec ses valises. La jeune fille qui l’a regardé chanter d’un œil amusé lui emboîte le pas.

9-QUAI ET SALLE D’ATTENTE.EXT.NUIT

Charles va s’installer dans la salle d’attente vitrée située sur le quai central. La jeune femme s’y installe aussi. Un train part dans la nuit et illumine u instant la scène, puis tout redevient sombre.

Après un temps :

La fille
Vous avez du feu ?

Charles sort son briquet.

Fille
Vous auriez pas une cigarette, par hasard  ?

Charles lui sourit et lui offre une cigarette qu’il allume. Il en allume une pour lui. 

Charles
Quelquefois, le hasard fait bien les choses.

Vous allez à Orléans ?

Fille
Non.

Charles
Ah !… Parce que moi, je vais à Orléans.

Fille
Je vais nulle part.

Charles
Belle destination aussi. Venise ? Saint-Pétersbourg ? Tiens non ! Je vais plutôt aller nulle part.

Un train passe. Il les éclaire tous les deux.

Fille
Votre voix est plus jeune que vous.

Charles
Vous me donnez quel âge ?

Fille
Dans les vingt… soixante-dix. Mais pas plus.

Charles
C’est gentil.

Vous êtes jolie comme un cœur.

Fille
C’est gentil aussi. Vous êtes pas mal non plus pour votre âge.

Charles
À mon âge, devant quelqu’un comme vous, on n’est jamais bien pour son âge.

Fille
Vous êtes d’Orléans ?

Charles
Non. J’y vais pour faire rire des gens. C’est mon métier.

Fille
C’est bien comme métier. Moi, je suis danseuse.

Il sort un harmonica et égrène quelques notes.

Charles
Vous ne dansez pas ?

Fille
Si vous me faites rire, je danse.

Charles
En quelques secondes, entre le Bordeaux-Paris et le Vierzon-Valence, je suis tombé amoureux de vous.

Elle rit. Se lève.

Fille
Allez-y ! Jouez.

Charles joue. Elle se met à danser. Un orchestre relaie l’harmonica. Charles se lève et danse avec elle. Un train qui entre en gare illumine la scène. La musique s’arrête pour laisser place aux bruits réels. Charles se détache d’elle, prend ses bagages, sort de la cabine et monte dans le train. La fille s’approche.

Fille
Il va pas à Orléans, ce train-là.

Charles
Non. Il va nulle part. C’est là que vous allez, je crois ? On se retrouve là-bas, petit rêve.

Le train démarre. La jeune femme le regarde s’éloigner.

10-TRAIN.EXT.NUIT

Charles actionne le signal d’alarme. Le train s’arrête. Charles saute sur le quai et cavale pour ne pas être vu. Mais un employé de la SNCF l’aperçoit.

Employé
Hé, là !  Arrêtez-vous !

Charles court avec ses grosses valises. Soudain, il s’arrête. Il est à bout de souffle. Il grimace de douleur et se tient l’épaule gauche. L’employé le rejoint.

Charles
J’ai mal…

Employé
Vous allez expliquer ça au chef de gare. Suivez-moi au bureau.

Charles
Je plaisante pas. Ça va pas du tout.

Il s’évanouit devant l’employé, perplexe.

11-Hôpital. Int. Nuit

Charles, allongé sur une civière, est conduit au bloc opératoire.

12-Bloc Opératoire. Int. Nuit

Le chirurgien et ses assistants s’affairent autour de Charles.

Médecin
On a une lésion sous-épicardique dans le territoire antérieur.

Un autre
Il a du bol d’être arrivé ici aussi vite. Il aurait pu y rester.

12-Chambre Hôpital. Int. Jour

Charles est allongé sur un lit dans une chambre d’hôpital, avec perfusion, sonde dans les narines et des électrodes permettant de vérifier son état cardiaque en permanence.

Il est réveillé et fume une cigarette en se cachant.

Une infirmière entre. Il écrase sa cigarette au montant du lit en chassant la fumée de la main.

Infirmière
C’est pas vrai ! ? Vous fumez !

Charles
C’est lui…

Il désigne son voisin qui râle dans un masque à oxygène. L’infirmière lève les yeux au ciel.

Infirmière
Vous avez de la famille, Monsieur…(Elle regarde son dossier) Héristal ?

Charles
Oui, si on veut…

Infirmière
Je traduis ça comment ?

Charles
Bah, j’y suis pas souvent dans ma famille. Nous, les artistes, on est un peu comme les marins…

Infirmière
Je vois. Une femme dans chaque port !

Charles
C’est un truc de vantard, ça. Non…Comme eux, on est toujours la valise à la main. Et ma femme en a eu marre de jouer les veuves à Noël. On est divorcés. Mais on est restés copains. À cause des enfants.

Infirmière
Vous voulez la prévenir ?

Charles
C’est peut-être mieux…

Infirmière
Je vous fais brancher le téléphone.

L’infirmière sort. Dès que la porte est fermée, Charles glisse sa main sous le matelas et en sort un paquet de cigarettes et un briquet.

13-Rue. Ext. Jour

Une contractuelle, 40/50 ans, vient de poser un ticket de contravention sur un pare-brise. C’est Élise, l’ex-femme de Charles. Elle téléphone avec un portable. Le propriétaire de la voiture l’aborde.

Homme 
C’est pas sympa, Madame… Ça fait pas cinq minutes que je suis là. Je viens de déposer    mon fils à un goûter d’anniversaire.

Élise
Excusez-moi, je suis au téléphone, là.

Oui…Qu’est-ce qu’y a,  » Pierrot  » ?

Sa rougeole ? C’est fini, sa rougeole ! T’as encore  un train de retard mon pauvre Charles.

Homme
Cent trente Euros, en plus ? C’est vraiment dégueulasse !

Élise
Attention à ce que vous dites, vous. (À Charles) J’en ai marre de ce métier, je te jure. J’me fais engueuler à longueur de journée.

Homme
Vous n’aviez qu’à faire un autre métier. Vous sauriez ce que c’est que de gagner cent trente Euros !

Élise
En arpentant les trottoirs, mais sans l’uniforme, par exemple ? Allez-y, allez au bout de votre pensée ! J’vais vous la coller votre contravention pour insulte à agent !

Homme
Mais, j’ai jamais dit ça !

Élise
Vous le pensez si fort que j’ l’ai entendu.

Le type part en maugréant.

Élise
Pourquoi tu voudrais qu’ je change ? Avec des tarés pareils ! Bon, je suppose que tu m’as pas appelé uniquement pour me demander des nouvelles de la rougeole de Pierrot.

14- Chambre Hôpital. Int. Jour. Élise Off.

Charles
On m’a mis une pile.

Élise
Tu t’es remis à jouer ?

Charles
Mais non. Une pile pour le cœur.

Élise      
Quoi ?

Charles
J’ai le palpitant qu’a eu des ratés. Trois fois rien. Je pète le feu, mais comme je t’avais promis de passer demain…

Élise (ON)
T’es où ?

15-Jardin de l’hôpital. Ext. Jour

Charles, toujours avec sa perfusion, est poussé par Lise, dans un fauteuil roulant.

Élise
Papa m’avait prévenue. Tu épouses un homme de 25 ans de plus que toi, un jour, tu le pousseras dans un fauteuil roulant.

Charles
Ton père était un vieux schnock. Dans deux jours, je m’remets au skateboard.

Élise
Jusqu’à quand tu vas me pourrir la vie ? Je supporte pas de te voir dans cet état.

Ça te va pas. Mais alors, pas du tout.

Charles
Pourtant, j’ai des pneus neufs. Donne-moi ta main. On n’est pas bien tous les deux, là ? Avec ce petit rayon de ce soleil ? Ferme les yeux. (Il ferme les siens. Elle en fait autant) Tu sens comme c’est doux sur les paupières ?…. Oh ! Une girafe !

Élise
Une girafe ? Où ça ? (En riant) Quel idiot ! Et moi qui marche, en plus ! (Elle reprend son sérieux) Tu ne me fais plus rire, Charles.

Charles
Je sais, mon ange.

Il se lève.

Élise
Qu’est-ce que tu fais ?

Charles
Je voudrais marcher un peu.

Il prend la poche de perfusion et fait quelques pas puis s’arrête, chancelant. Élise le rejoint aussitôt.

Élise
Ça va ?

Visiblement, ça ne va pas du tout.

Charles
Super.

16-Chambre Hôpital. Int. Fin après-midi

Élise
Je vais te laisser te reposer.

Elle lui serre la main, assez longtemps et intensément. Puis elle s’en va. Sur le chemin de la sortie, elle croise un type de l’âge de Charles. C’est Henri, un vieil ami de Charles.

Henri
Bonjour, Élise. Alors, comment va-t-il ?

Élise
Il est pas passé loin. On a eu chaud.

Henri
On peut le voir ?

Élise
Il est très fatigué, mais vous pouvez le voir. Ça lui fera plaisir.  Ne restez pas trop longtemps. Il fait le malin, comme d’habitude, en fait, il est très éprouvé.

Henri
Ne craignez rien…

17-Chambre Hôpital. Int. Fin après-midi

Henri entre dans la chambre de Charles. Il s’approche du lit où Charles est allongé. Il le regarde, puis approche une chaise et s’assied près du lit.

Henri
Mon pauv’ vieux ! Dans quel état j’ te retrouve. T’as une mine de décavé. Ah, ça, j’ t’avais prévenu…Tu fais pas assez attention. À notre âge, ça va vite le naufrage, mon vieux Charles. Moi, je vois…quand Gilberte m’a laissé tomber, j’avais plus le ressort physique. Je me suis effondré. Tu te rends compte ? Après 25 ans de mariage ! J’crois qu’ j’ m’en remettrai jamais. Maintenant, la vie m’emmerde. Tout le monde m’emmerde.

Charles
C’est sympa. Merci.

Henri
Oh ! J’disais pas ça pour toi, mon vieux. Mon vieux Charles.

Il se met à pleurer.

18-Couloir Hôpital. Int. Fin AM

Élise discute avec un médecin.

Médecin
Il peut tenir quelques années encore, mais, il lui faudra être très raisonnable.  Plus de cigarette. Plus d’alcool. Et du repos. Votre papa a besoin de calme, de tranquillité.

Il laisse Élise. Arrive un jeune couple.

Élise
Bonsoir, mon grand.

Jérôme
Bonsoir, maman.

Élise
Bonsoir, Valérie.

Valérie
Bonsoir.

Jérôme
Comment il est ?

Élise      
Pas trop en forme.

Valérie
On peut quand même lui faire la bise ?

Élise
Bien sûr. Il sera très content de voir son fils.

Valérie 
Parce que moi, je sens le hareng ! À Jérôme) Vas-y, je t’attends ici.

19-Chambre. Int. Fin AM

Jérôme entre doucement et croise Henri qui sort.

Henri (Il se met à chuchoter)
Salut, Jérôme. Vas-y tout doux, hein. Il faut le ménager.

Il sort. Jérôme, s’approche de son père.

Jérôme
Papa…?

Charles
Ah, mon Jérôme…Tu es venu …

Jérôme
Bah, tu nous as fait des frayeurs.

Charles
Oh, c’est la pompe à huile qui grippe un peu. Mais c’est reparti pour un tour.

Jérôme
Comment ça t’est arrivé ?

Charles
Bêtement. En courant pour attraper mon train.

Entre sur la pointe des pieds, Constance, 20 ans. C’est la fille de Charles.

Constance
Mon papa chéri ! Quand maman m’a appris, j’ai tout laissé tomber pour venir te voir.

Charles
C’est gentil, mais je ne suis pas encore mort.

Constance        
C’est ce qu’Éric m’a dit.

Charles
Éric ?

Constance        
Oh, c’est vrai ! Tu le connais pas, Éric. C’est mon nouveau copain. Il est épatant, tu vas voir.

Entre Valérie.

Valérie
Si tout le monde peut entrer, je ne vois pas pourquoi je resterais dehors.

Elle va embrasser Charles. Entre une infirmière.

Infirmière
C’est fini les visites, maintenant. Il faut le laisser se reposer.

Tout le monde sort. Petits signes d’au revoir. Sourires apitoyés. Élise s’approche de l’écran indiquant le rythme cardiaque. Difficile de lire cette chose. Elle pose doucement sa main sur le front de Charles et sort. À la porte, elle se tourne vers Charles qui lui sourit et lui fait un petit au revoir de la main.

20- Sortie Hôpital. Ext. Soir

Tout le monde se retrouve devant l’hôpital.

Jérôme
On va manger un morceau ? Pour une fois que la famille est réunie. Enfin, presque…

Élise      
Bonne idée. Vous venez avec nous Henri ?

Henri    
C’est moi qui invite. J’ai vu un petit resto qui n’a pas l’air mal du tout, à deux pas d’ici.

21- Resto. Int. Soir

Un routier sans intérêt. Un juke-box diffuse de la mauvaise musique et un groupe de chauffeurs parle et rit de façon insupportable. Seul, Henri a l’air d’apprécier.

Constance
(À sa mère.) Ça t’a fait drôle de le revoir, hein ?

Élise      
Ça m’a toujours fait drôle de le revoir. C’est d’ailleurs à cause de ça que vous êtes là.

Jérôme
Comment ça ?

Élise      
Votre père et moi, on a vécu sur un petit nuage au début. Ça a duré deux ans. Quand il partait, je recevais une rose, un mot, des chocolats…Tous les jours. Et puis, avec le temps, c’est devenu une fois par semaine. La Poste a eu moins de travail d’un seul coup. Il avait fait le tour.

Jérôme
Le tour de quoi ?

Élise      
Le tour de moi. Je l’ai pas vu pendant trois mois. À son retour, je l’ai invité chez Marius et Jeannette. Homard, champagne, s’il vous plait. En attaquant la deuxième pince, je lui ai demandé : « Je t’ai manqué ? ». « Pas tellement », il m’a répondu, sinistre. J’ai éclaté de rire.

21- Flash Back. Marius et Jeannette. Int. Soir

Flash-back du couple plus jeune, trinquant, un peu trop gai.

Élise (off)    
On a tellement ri. On a un peu trop bu de champagne aussi. On était contents de se quitter sans se fâcher. Et paf ! On t’a fabriqué.

20-bis-Resto. Int. soir

Jérôme
Moi qui pensais que j’étais né dans un grand élan d’amour !

Élise      
C’était un peu ça. Il a pas été très présent pendant ma grossesse, mais le jour de ta naissance, il était là. Il arrêtait pas de dire « Je suis père ! Je suis père ! J’ai un fils ! » Et puis, il s’est calmé et il est reparti sur les routes avec sa valise de blagues. Il est revenu le jour de Noël. Je lui ai dit que c’était fini. Il m’a dit « D’accord » et repaf ! Bonjour Constance. Mais, là, j’en avais vraiment marre. Je lui ai demandé de ne plus revenir à la maison. Il vous voyait dans des cafés et pendant les vacances, en Bretagne, chez sa mère. Un soir, il vous a ramenés après une ballade…J’ai craqué. Il m’a consolée. Il a été tendre. Et rerepaf ! Voilà Pierrot. Je lui ai même pas dit. Il l’a appris cinq ans après. (Elle pleure)

20 ter. Ext. Resto. Nuit

Le petit groupe se sépare. Constance met son casque de moto. Les autres s’apprêtent à monter dans leur voiture respective.

Constance      
Il faut absolument qu’il fasse un break. Un vrai.

Henri    
Si vous êtes d’accord, il pourrait s’installer chez moi, en Sologne.

Jérôme
Il serait peut-être mieux à la maison.

Valérie
Mais où tu veux qu’on le mette ?

22-Jardin Hôpital. Ext. Jour

Le printemps arrive. Les jonquilles sortent du gazon. Charles et Élise sont assis sur un banc. Visiblement, il va mieux. Il sort une lettre de la poche intérieure de sa veste.

Charles
Je n’ai peut-être pas fait la carrière de Coluche, mais des choses comme celle-là, (Il montre la lettre) ça fait chaud au cœur.

Élise      
Une bonne nouvelle ?

Charles
Oui. D’une vieille dame que j’ai rencontrée à mon gala de Noël. Elle vient de mourir.

Élise      
Et c’est une bonne nouvelle, ça ?

Charles
J’hérite de ses biens.

Élise      
Comment ça ?

Charles
Elle était toute seule, ce soir-là, et je l’ai invitée au spectacle. Elle m’a dit que je l’avais fait beaucoup rire. Eh bien, elle m’a fait son héritier. Incroyable, non ?

Élise      
Et qu’est-ce qu’elle te laisse ? Son vieux caniche ?

Charles
Un pavillon à Beaugency et quelques SICAV…Je dois contacter l’étude de Maître Aujay, à Orléans.

Élise      
Si c’est vrai, ça tombe bien, parce que, je ne voulais pas t’ennuyer avec ça, à cause de ton cœur, mais ça fait six mois que je ne vois pas passer la pension. Et Pierrot, il s’élève pas tout seul. Quant à Constance, elle vit peut-être plus à la maison, seulement, quand elle passe, c’est pour me vider le frigo.

Charles
T’auras plus à me dire ce genre de choses. Dès que j’hérite, je te donne tout. Ça devrait chiffrer dans les 400 000 Euros.

Élise      
400 000 Euros ! Tu rigoles ?

Charles
Dixit le Notaire.

Élise      
400 000 Euros, c’est pas possible. C’est une vraie fortune !

Charles
Ça, j’ dois dire que j’ai jamais été payé autant pour un gala. Ça te permettra de souffler. Moi, j’ai pas besoin de cet argent. J’ai appelé les tournées Morel, y a un boulot fou pour cet été.

Élise      
Mais, t’es incorrigible, toi ! C’est pas parce que tu sors de l’hôpital dans deux jours que tu peux repartir tout de suite en vadrouille. Le cardio me l’a bien dit, tu es encore très fragile. Tu vas devoir te faire une convalescence de plusieurs semaines.

Charles
Je sais. Je vais m’installer chez Jérôme. Il est bien notre grand fils. Il s’occupe de son vieux père.

Élise     
Charles…

Charles
Je sais ce que tu vas me dire : pourquoi je ne viens pas à la maison ? Parce que je ne veux pas t’ennuyer. T’as eu ta dose. J’ai ma vie, t’as la tienne. (Un petit temps) C’est toujours ce grand cornichon de Georges ?

Élise      
Vaguement. Et c’est pas un cornichon.

Charles
Oui… Enfin, ça me regarde pas.

Elle porte ses mains à son visage en soupirant.

Charles

J’ai toujours adoré tes mains.

Élise émet un petit rire-soupir, bouche fermée, dans un sourire triste.

23-Appart. Jérôme. Int. Soir

Fin de dîner dans la petite salle à manger »Habitat ». Valérie débarrasse la table. Jérôme sert à boire à un couple d’amis et à son père. Charles met la main sur son verre quand il est plein.

Charles
Hop, hop, hop ! Tu sais bien que ton vieux père ne doit pas boire !

Il sort un paquet de cigarettes et demande à sa voisine :

Charles
Ça ne vous dérange pas que je fume ?

Invitée  
J’en fumerais bien une moi aussi.

Jérôme
Papa ! Tu sais bien que t’as pas le droit.

Charles
Oh ! Juste une petite. (Il allume la cigarette de la femme, puis la sienne) C’est pas une malheureuse cigarette…

Jérôme
C’est la sixième petite que je te vois fumer depuis que je suis rentré.

Charles
C’est pas bien d’espionner son père.

Jérôme
Quand ce père agit comme un petit garçon, ça l’est.

Invité    
Oui, Jérôme, pour en revenir à nos moutons, si la boîte ne repense pas sa politique d’image de la lessive, on court à la cata. Le budget de la pub et du packaging représente à lui seul 80% du budget total. Et le marché asiatique n’arrange pas nos patins.

Jérôme
Est-ce qu’on peut envisager de resserrer le prix de revient sans être obligé de compresser le personnel ?

Charles
(Il s’ennuie à mourir) Excusez-moi. J’ai comme un petit coup de fatigue, là, Jérôme. Je vais vous abandonner, si ça ne te dérange pas. Je vous prie de m’excuser.

Jérôme
Mais vas-y, papa. Je t’en prie. Papa a eu des problèmes cardiaques récemment. Il est en convalescence.

Invité    
Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais, votre fils a raison…  la cigarette…( Il fait une moue de réprobation)

Charles
Oui… Ah ça ! Et ne parlons pas des effets d’une pipe, hein ? Une autre fois, peut-être … Bonne fin de soirée.

Tout le monde reste figé sur cette réplique. Pendant que Charles déploie le canapé-lit du salon, Valérie apporte le dessert.

Valérie
Fraisier glacé. Je vous le dis tout de suite, c’est pas moi qui l’ai fait. Il vient de chez mon petit pâtissier. C’est sans chichis. Mais il est très bon, vous allez voir.

Invitée (Pour meubler, pendant que Charles se couche) 
C’est souvent dans ces pâtisseries qui ne payent pas de mine qu’on trouve des choses surprenantes.

Valérie  (Elle jette des regards noirs vers Charles.)
Surprenantes…Oui…

Charles (Il se met des boules Quiès)
Vous pouvez parler. Pas trop fort, bien sûr, mais allez-y, vous en faites pas pour moi, je dors toujours avec mes boules. L’habitude des hôtels.

Tout le monde mange le fraisier en silence. Valérie est au bord de craquer.

24-Appart. Jérôme. Int. Jour

Valérie, debout, avale sa tasse de café devant Jérôme qui prend son petit-déjeuner. Charles est en train de se lever. Valérie le regarde d’un œil noir.

Valérie
Et j’ai retrouvé des cheveux blancs dans le lavabo. T’as des cheveux blancs, toi ? Hein ? T’as des cheveux blancs ? C’est peut-être moi qui ai des cheveux blancs. C’est moi ?

Elle présente le dessus de sa tête à Jérôme qui est en train de manger sa tartine. Charles les rejoint.

Charles
Bonjour, les enfants. Bien dormi ? Ah, moi j’ai passé une nuit de prince !

Valérie
J’en suis ravie. À ce soir. (À Jérôme) Peut-être…

Elle sort en claquant la porte. Charles s’assied en face de son fils et se sert un café.

25-Appart. Jérôme. Int. Jour

Jérôme
J’ai un problème, papa…

Charles
T’inquiète pas, j’ai compris. J’ai foutu mon couple en l’air, on va épargner le tien. Je vais aller me faire voir ailleurs.

Jérôme ne répond pas.

Charles
T’es pas obligé de me répondre, mais…T’es heureux avec Valérie ?

Jérôme ne répond toujours pas.

Charles
Oui… T’es pas heureux, quoi ! Mais tu l’aimes. Je connais. Je connais bien. On peut en parler si t’as envie…

Jérôme
J’ai pas envie.

Charles
Oui, bien sûr… Si t’avais un drame dans ta vie, je serais le dernier à le savoir. Mon père me disait tout le temps : « Je voudrais être ton meilleur ami. » Ça m’énervait, t’imagines pas !

Jérôme
Si, j’imagine.

Charles
Oui… (Un temps) J’peux téléphoner ? Mon portable est verrouillé.

Jérôme
Donne, j’ vais te le déverrouiller, c’est pas compliqué.

Charles
Pas la peine. J’ai plus de quoi payer l’abonnement.

Il prend le téléphone et compose un numéro.

Jérôme
Tu veux que je te prête un peu d’argent ?

Charles
Hors de question. (Il le regarde) Merci, mon grand. (Au téléphone) Henri ? Salut, c’est Charles… Super bien ! Je pète le feu ! Dis moi, ça tient toujours ton invitation ?

26-Campagne. Ext. Jour

Plaine sinistre. Une voiture se gare devant une grande ferme en brique. Henri et Charles en descendent.

Charles
C’est déjà la Sologne ici ?

Henri
On est juste en bordure. En fait, c’est encore la Beauce. T’as vu cet espace ? Cette immensité, ça m’fait penser à l’Amérique, moi. Et à Gilberte, bien sûr. J’ai été si heureux avec elle ici.

Une dame âgée sort de la ferme et vient à leur rencontre.

Yvette
Bonjour, Monsieur Henri ! Quelle bonne surprise !

Henri
Bonjour, Yvette. Je vous présente mon ami, Monsieur Heristal. Il va rester quelques jours ici. Je compte sur vous pour me le chouchouter. Vous pouvez nous faire un petit dîner ?

Yvette
J’ai un gras-double sur le feu. Ça vous dit ?

Henri
Parfait. Viens, je vais te montrer ta chambre.

27- Couloir et chambre. Int. Jour

Henri et Charles remontent un couloir. Henri a laissé Charles porter sa valise. Ils s’arrêtent devant une porte.

Henri
C’était notre chambre. Je ne l’utilise plus. Trop de souvenirs. D’ailleurs, je ne viens pratiquement plus ici. Vingt-cinq ans de souvenirs, ça pèse, crois-moi…Le moindre objet, les odeurs…

Charles
Ça sent un peu le purin, d’ailleurs, non ?

Henri
Elle adorait ça… Et c’est curieux, parce qu’elle était très soignée. Presque maniaque. Un peu énervante même. Mais j’t’ennuie, là, avec toutes ces histoires. Allez ! On pose ta valise et on va boire un coup chez René. C’est le Drugstore du coin. Tu vas voir, ça vaut le détour. La dernière fois qu’ils ont lavé les murs, c’était en 1916.

Ils tournent au bout du couloir et sortent du champ.

28-Rue village. Ext. Jour

La voiture d’Henri traverse le village et s’arrête à côté de l’église. Henri et Charles descendent.

Henri
Y en a pour cinq minutes. Mais, tu sais, je viens si rarement ici.

Charles
Mais, allons-y, allons-y. J’ai tout mon temps.

29-Cimetière. Ext. Jour

Henri dispose dans un pot de confiture, deux coquelicots, une marguerite et quelques brins d’herbe. Il pose le pot sur une tombe.

Henri
Elle aimait les choses simples. Ma colombe… Ma petite colombe…

Il se met à pleurer. Charles est très gêné. Il lui tapote amicalement l’épaule.

30-Sortie cimetière. Ext. Jour

Charles
Tu n’as pas songé à te trouver une nouvelle compagne ?

Henri
J’y ai plus que songé. J’en ai une. (Riant à travers ses larmes) Comme on dit : un clou chasse l’autre. (Il cesse de rire) Mais, quand même…

30-Cour Ferme. Ext. Soir

Henri monte dans sa voiture.

Henri
Tu vas pouvoir te reposer, sans moi. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas, tu m’appelles. Allez ! On va te retaper mon vieux Charles.

Charles
Oui…Dans huit jours, je pourrai rentrer les foins.

Henri (Il rit)
Sois sage. À samedi.

Henri s’en va. Charles le regarde partir et lui fait un petit signe de la main.

31-Ferme. Salle à manger. Int. Soir

En silence, Charles, Yvette et son mari mangent la soupe.

Yvette
Encore un peu de soupe, Monsieur Charles ?

Charles
Non, merci. Je cale là.

Il sourit au mari d’Yvette, qui trempe son pain dans sa soupe après avoir fait chabrol. Il désigne un ruban tue-mouche tout gluant et marron qui pend au-dessus de la table.

C’est efficace ce truc-là, hein ?

Le Mari
Oh, oui ! Plus qu’une tapette !

Yvette
Oh, oui ! Plus qu’une tapette !

Charles
Oui. C’est bien ce que je pensais.

32-Cour Ferme. Ext. Jour

Charles est assis sur une chaise. Le menton appuyé sur ses mains posée sur une canne. Il a l’air d’un vieux paysan. Un vol d’oiseaux traverse le ciel, le sortant de sa rêverie. Il se lève, respire à fond et pique un sprint dans la cour. Il s’arrête très vite, essoufflé et s’assied sur un banc, histoire de reprendre ses esprits.

Charles
Putain, je suis foutu…

33-Cour Ferme. Ext. Jour

Apparaît une voiture d’où descend Élise. Charles rectifie la position.

Charles
Qu’est-ce que tu fais là ? Tu verbalises le tracteur maintenant ?

Élise
J’ai essayé de t’appeler sur ton portable, impossible.

Charles
J’ai plus de portable. C’est démodé par ici.

Élise
Comment tu vas ?

Charles
Bien ! Bien ! Chaque jour ça va un peu mieux. Et je mange bien ma soupe. Alors je vais grandir.

Élise
Je suis venue te dire merci. (Elle l’embrasse) C’est plus que gentil ce que t’as fait.

Charles
Quoi ? Dire non à la civilisation ?

Élise
Tu sais que j’y croyais pas à ton histoire d’héritage ? C’est complètement fou ! Mais je ne peux pas accepter une somme pareille ! Tu veux rien garder ?

Charles
Pas un kopek.

Élise (Elle fait un petit rire, bouche fermée)
C’est toi qui es complètement fou. (Un temps) Ton moral, ça va ?

Charles
Formidable. T’as vu l’espace, ici ? Par temps clair, on voit La Grande Bibliothèque. La nourriture est saine. Bouillon de légumes, pain de campagne. Haricots. On mange beaucoup de haricots. C’est la saison des haricots. J’m’emmerde à mourir.

Élise
Alors, pourquoi tu restes là ?

Charles
Où tu veux que j’aille ?

34-Chez Élise. Int. Jour

Petit pavillon coincé entre la voie ferrée et une grande avenue très passante. Dans ses 15m2 de jardinet, Élise, en robe de chambre, repasse son uniforme. Charles fait la sieste dans une chaise longue. Un avion de ligne qui passe à basse altitude lui fait ouvrir les yeux.

Élise
T’as dormi ?

Charles
J’ai même rêvé. On était à Belle-Isle. Ils avaient annoncé un tsunami et tout le monde courait dans tous les sens. Et je te disais : « Ces cons-là, ils vont m’ faire annuler mon gala, tu vas voir ! »

Élise (Le fameux petit rire bouche fermé)
Belle-Isle…

Charles
Oui…Belle-Isle…

Il se lève et marche à petits pas pour aller récupérer un journal.

Élise
Pourquoi tu m’as pas demandé ?

Charles
Je peux quand même faire deux pas. Ou alors, j’ vais être obligé de te demander de m’aider pour aller faire pipi.

Élise
Je t’ai fait à manger pour ce soir. Je sors. C’est dans le frigo.

Charles
Faudra bien te couvrir alors. «  Sinon, tu vas avoir si froid… » (Sur l’air de Petit Papa Noël) Je dîne en tête à tête avec Pierrot ?

Élise
Non. Il dort chez un copain.

Charles 
Ah… Alors je dîne en tête à tête avec moi …

Élise
Voilà.

35-Chez Élise. Int. Jour

Élise monte à l’étage. Elle entre dans sa chambre. Elle ouvre un placard à vêtements d’où elle sort un slip et un soutien-gorge un peu sexy.

36-Jardin Élise. Ext. Jour

Charles est perché sur un escabeau. Il regarde par la fenêtre dans la chambre d’Élise.

37-Chambre Élise. Int. Jour

Élise enfile des bas. Elle est en porte-jarretelles. En se regardant dans la glace, elle aperçoit Charles.

Élise
C’est très mauvais pour le cœur, ça.

Charles
Grimper sur un escabeau ? M’en parle pas…

Elle enfile une robe légère et en vérifie l’effet dans la glace.

Élise
Ce soir, à la télé, y a un documentaire sur l’Arctique. Tu devrais regarder. Ça te rafraîchira les idées.

Charles
Les esquimaux, ça me rappelle trop l’entracte. J’ai l’impression de bosser.

Élise
Allez, descends de là, vieux mateur. Tu vas te casser le cou.

Charles
D’accord. Mais tu me fais un bisou d’abord.

Elle va lui faire un bisou sur le front alors qu’il lui tend ostensiblement sa bouche et elle ferme la fenêtre sur lui.

38-Maison Élise. Int. Nuit

Charles est assis dans le salon, devant une table basse sur laquelle il a pris son repas. Il regarde l’émission sur l’Arctique. Il baille, regarde l’heure, écrase sa cigarette dans son assiette, se lève, éteint la télé et monte à l’étage. En passant devant la chambre d’Élise, il ouvre la porte et reste là, un instant, à regarder, puis il referme la porte et se dirige vers la chambre de Constance où Élise l’a installé. C’est une chambre de jeune fille, avec des affiches de Pom-pom  girls, des peluches et un poster de Brando dans « Un tramway nommé désir ». Charles s’installe tout habillé sur le lit et se met à lire un « Voici » en fumant.

39-Chambre Constance. Int. Nuit

Charles est en pyjama. Il prend ses médicaments, puis s’apprête à se coucher quand il entend une voiture s’arrêter devant la maison. Il va à la fenêtre qui est ouverte. Il voit Élise descendre de la voiture et rejointe par Georges. Tous deux parlent bas, mais Charles les entend.

Élise
Le prends pas mal, mais, je peux pas ce soir.

Georges
C’est quoi ça ? Tu m’as déjà joué « massacre à la tronçonneuse » la semaine dernière.

Élise
Bonjour la délicatesse et le romantisme ! J’ai mon mari à la maison.

Georges
Et alors ? Vous êtes divorcés, non ?

Élise
Ça me gêne qu’il soit là.

Georges
J’vois vraiment pas en quoi.

40-Maison Élise. Int. Nuit

Charles quitte son observatoire et sort de la chambre.

41-Devant Maison Élise. Ext. Nuit

Charles ouvre la porte du pavillon au moment où Georges s’apprête à remonter dans sa voiture, fortement contrarié.

Georges 
S’il tu veux pas qu’il t’entende faire l’amour, t’as qu’à l’envoyer aux plumes ! Divorcer, ça veut dire divorcer !

Charles
Vous partez déjà ?

Georges et Élise se retournent vers lui, surpris et gênés.

Charles
J’allais me coucher, mais j’ai passé une partie de la soirée en compagnie d’un type à la télé qui m’a bassiné avec les glaçons de l’Arctique. Je verserais bien un petit peu de whisky dessus. Ça vous dit ?

Les deux autres se regardent, légèrement dubitatifs.

42-Maison Élise. Int. Nuit

Les deux hommes sont assis dans le salon. Charles sert le whisky. Élise débarrasse la table des reliefs du dîner de son ex. Elle n’a pas l’air tranquille.

Charles
Ah, moi, bouffer du phoque cru, j’ pourrais pas. J’suis allergique à la daurade, alors le phoque ! Vous vous voyez en esquimau, Georges ? (Georges esquisse un sourire gêné.) Qu’est-ce que vous faites comme boulot ?

Georges
Je suis sous-directeur dans une boîte de nettoyage de bureaux.

Charles
Intéressant…

Petit silence. Georges et Élise échangent un regard.

Georges
On est en pleine expansion. C’est un secteur qui …

Charles (Le coupant)
Votre montre… C’est une Rolex ?

Georges
Oui. Gold. Dans mon métier, le look, c’est important.

Charles
Oui…Dans le nettoyage, faut être propre sur soi. Mais dans la vie, ça fait un peu… m’as-tu-vu, non ?

Georges
Je suis m’as-tu-vu, moi ?

Charles
Pas vous, Georges. Votre montre.

Élise
Je suis fatiguée. Si on allait se coucher ? Il est tard.

Georges
Non, mais attends, là. Ton ex me traite de m’as-tu-vu !

Élise (Elle prend une grande inspiration et pousse un gros soupir)
Eh bien, il a p’ têt’ pas tout à fait tort.

Georges la regarde. Il se lève et se dirige vers la porte, puis se retourne…

Georges
Tu sais ce qu’il te dit le m’as-tu-vu ?

Charles
Attention aux rimes en « u ».

Georges
Toi, Molière, ta gueule !

Charles
D’accord.

Georges
T’es une belle poufiasse !

Il sort sans refermer la porte. Élise va calmement la fermer.

Charles
Il a dit « belle » quand même. (Élise se retourne vers lui et le regarde en silence, appuyée à la porte.) Je suis désolé, mon ange.

Élise
C’est vraiment un grand cornichon.

43-Cuisine Élise. Int. Jour

Élise prend son petit-déjeuner. Constance entre en coup de vent.

Constance
Bonjour, maman. Je reste pas. Je viens juste te piquer deux trois choses dans le frigo. J’aurai pas le temps de faire les courses. (Elle voit qu’un deuxième petit-déjeuner est servi) Georges est là ?

Élise
Non. C’est ton père qui est là.

Constance
Papa a dormi à la maison ? Ah ! Génial ! Et alors ? Rererererepaf ?

Élise
Calme-toi. La famille ne s’agrandira pas. Il a dormi dans ta chambre.

Constance
Oh ! Dommage ! J’aimerais bien avoir une petite sœur. C’est toujours d’accord pour ma teuf ici ce soir ?

Élise
Oui. Je dîne chez les Bouviers.

Constance
Et Papa ?

Charles arrive dans le couloir. Il écoute la conversation.

Élise
J’lui en ai pas encore parlé.

Constance
On a qu’à l’envoyer au cinoche.

Charles entre.

Charles
Bonne idée ! Il joue peut-être « Massacre à la tronçonneuse ».

Élise le regarde, comprenant qu’il a tout entendu la veille. Constance va embrasser son père.

Constance
Bonjour, mon petit papa ! Je suis désolée de te jeter dehors. Mais c’est une soirée jeunes. Alors…

Charles
Oui…Même en short, ça passera pas.

Constance
T’as tout compris. Bon, j’ me sauve. J’suis à la bourre. Bonne journée à tous les deux.

Elle se sauve aussi vite qu’elle est entrée. Charles rejoint Élise à table. Il se verse du café, le sucre et le tourne avec une petite cuiller.

Charles
Pas de pare-brise aujourd’hui ?

Élise
Non. C’est dimanche.

Charles
Ah, oui. Et qu’est-ce que tu fais le dimanche alors ?

Élise
C’que j’ veux. Je peux aller au restaurant avec mon ex, par exemple.

Charles (En souriant)
Si c’est toi qui payes…

Élise (En souriant aussi)
C’est moi. J’ai fait un héritage.

Charles
Ça a du bon, parfois, la famille.

44-Rue. Ext. Jour

Charles et Élise marchent dans la rue et passent devant une église. On entend de l’orgue. C’est un magnificat de Bach.

Charles
Anatole France disait : « Je n’aime pas l’orgue. Ça me file des idées pieuses. » Moi, ça me file la chair de poule.Viens. On va écouter un peu.

Élise
T’as pas faim, toi ?

Charles (Parlant d’écouter)
Juste un peu.

Il l’entraîne dans l’église.

45-Église. Int. Jour

Ils sont assis tous les deux au dernier rang de chaises. C’est l’heure de la messe. La musique emplit l’espace.

Charles
Tu sens pas quelque chose qui descend en toi ?

Élise
Si…L’estomac. Jusque dans les talons.

Charles
Profite de cette nourriture céleste. Écoute moi ça…C’est magnifique. Remarque, c’est normal, c’est un magnificat. C’était un Superman, ce vieux Jean-Sébastien ! Il a trouvé le temps d’écrire cinquante cantates, dix messes, vingt opéras, des musiques de chambre et de faire en même temps dix-huit enfants. Quelle santé ! (Un temps) Mon ange, je viens de prendre une grande décision : je vais rentrer dans les ordres.

Élise
D’accord, mais, après le déjeuner, alors.

Charles
Tu pourrais avoir plus de considération pour ma conversion.

Élise
Qui a refusé qu’on se marie à l’église ?

Charles
J’ai fait ça, moi ?

Élise
Oui, alors que moi, j’en rêvais.

Charles
Non ?

Élise
Si.

Charles
C’est fou ce qu’on est con quand on est jeune.

Élise
T’étais pas si jeune que ça …

Charles
Allez, viens ! On va déjeuner.

Élise
J’ai plus faim.

Charles
Moi non plus, mais, faut que je me force.

46-Resto. Ext. Jour

À la terrasse d’un restaurant, Charles dévore une côte de bœuf. Élise mange du bout des dents.

Charles
Finalement, je crois que le mieux, ce serait la maison de retraite. Je suis pas sûr de supporter les horaires de la vie monacale. Couché avec les poules. Réveillé avant elles pour les matines. Je sais pas pourquoi, mais, je sens mieux la petite belote du soir, la partie de boules après la sieste, un petite cigarette, le soir, devant la télé. Bien sûr, y a moins d’orgue…

Élise
Dommage. T’aurais été mignon, tout nu sous ta robe de bure.

Charles
Me dis pas des choses comme ça. Pense à mon pauvre cœur. Et puis, y a longtemps que je pense que le sexe, ça fout tout en l’air.

Élise
Quoi ?

Charles
Je ne plaisante pas. Tiens, regarde nous deux par exemple. Avant, j’éprouvais pour toi une attirance…quasi animale. Et, aujourd’hui, je découvre le passage à l’amour. L’amour vrai, solide.

Élise (Riant)
Qu’est-ce que tu racontes ?

Charles 
C’est vrai. Je découvre l’amour vrai, l’amour solide. Celui où il n’y a plus l’ombre d’une fesse. T’es pas d’accord ?

Élise 
Je te connais…(Elle rit –bouche fermée- en hochant la tête.)

Charles
Y a peut-être pas que ma gueule d’ange qui a changé. (Un temps) Tu sais ce qu’on pourrait faire pour que je te le prouve ?

Élise
Te trouver une maison de retraite en Australie ?

Charles
On peut aller moins loin. À Belle-Isle…

Élise (Elle rit)
Nous deux à Belle-Isle ! ! J’te donne pas deux heures pour avoir envie de me sauter dessus !

Charles 
Pourquoi tu dis ça ? On peut très bien y aller en copains. (Il lui prend la main) En amis. Tu es ma meilleure amie. Ma seule amie.

Élise
Arrête.

Charles
Et puis, je suis sûr qu’avec un petit bol d’air breton, je repars comme en 14.

Élise
Et moi, je suis sure que ce ne serait pas sérieux.

47-Ferry de Belle-Isle. Ext. Jour

Élise et Charles à la proue du ferry. (Jouant à Titanic ?)

48-Belle-Isle. Ext. Jour

Arrivée du Ferry. Charles débarque, humant l’air à plein poumon pendant qu’Élise se charge des bagages.

Charles
Tu entends ce charivari ? Le chant des roses trémières, le souffle profond du flux et du reflux et l’appel tout proche des huîtres, soutenu par le chœur de Saint-Muscadet ?

Élise
Et le doux grincement des roues du caddy, tu veux pas essayer ?

Elle lui colle le caddy dans les mains et se dirige vers l’hôtel de Bretagne qui fait face au débarcadère. Il lui emboîte le pas en riant.

49-Pointe des Poulains. Ext. Jour

Charles et Élise sous un parapluie. Il tombe des cordes. Charles respire à grandes goulées. Élise éternue.

50-Hôtel de Bretagne. Int. Soir

Charles et Élise avancent dans le couloir menant à leurs chambres. Chacun a sa clé à la main.

Élise (Elle s’arrête devant sa chambre.)
Ça doit être des écolos, les patrons. Pour pas polluer l’air marin, ils mettent pas le chauffage.

Charles
Je vais te faire monter une couverture. (Il la regarde avec tendresse) Bonne nuit mon ange.

Élise
Bonne nuit.

Ils s’embrassent sur les joues, du bout des lèvres. Élise entre dans chambre et reste un instant dans l’entrebâillement de la porte en souriant à Charles.

Élise
Dors bien, mon ami.

Charles
Toi aussi, mon ange.

Elle referme la porte.

51-Chambre Charles. Int. Nuit

Il regarde la pluie tomber sur le port.

52-Chambre Élise. Int. Nuit

Même jeu. On frappe à la porte. Elle va ouvrir. C’est Charles qui lui apporte une couverture.

Charles
Service d’étage, Madame. Votre couverture supplémentaire. Madame souhaite-t-elle que je la lui installe ?

Élise
Faites donc, je vous en prie.

Elle laisse passer Charles qui va installer la couverture sur le lit. Elle reste à la porte qu’elle ne referme pas.

Charles
Le baromètre n’arrête pas de descendre. Il nous faudrait un bon coup de Nordé. Ça balaierait tous ces nuages. Vous seriez venue la semaine dernière, c’était tempête de ciel bleu. En fait, il faudrait toujours venir la semaine dernière.

Il tapote l’oreiller et revient vers Élise.

D’un certain côté, Madame a de la chance. Quand il fait ce temps-là, on n’est pas réveillé par le chant matinal de la moule côtière. Madame pourra faire la grasse matinée. Si elle en a envie, évidemment…

Il est maintenant tout près d’elle. Il ne dit plus rien. Ils se regardent.

Charles
T’as d’ beaux yeux, tu sais ?

Elle referme la porte sur laquelle elle s’adosse.

Élise
Embrasse-moi.

Il s’approche doucement d’elle et pose tendrement ses lèvres sur les siennes.

53-Chambre Hôtel. Int. Nuit

Dans la pénombre, on distingue Charles et Élise qui viennent de faire l’amour.

Élise
Qu’est-ce qu’ils racontent ces docteurs ? T’as un cœur de jeune homme.

Charles
Ils y connaissent rien. Je pourrais te faire dix ou douze enfants, avec un peu de temps. Mais tu connais le phénomène : le repos du guerrier, la torpeur post-coïtale, le devoir accompli…Alors je crois que je vais faire dormir un peu les yeux, histoire de reprendre des forces…pour demain matin.

Élise
Prétentieux. (Elle se love contre lui.) Dors bien, Jean-Sébastien.

Il lui dépose un baiser sur le front et ferme les yeux. Elle garde les siens ouverts, pendant qu’il s’endort.

54-Chambre Élise. Int. Jour

Charles est prêt. Élise est dans la salle de bain.

Charles
Je descends. Je t’attends au petit déj.

Élise
D’accord.

Charles sort de la chambre.

55-Salle des petits-déjeuners. Int. Jour

Charles boit son café en lisant le journal. Dehors, un ferry arrive du continent.

56-Chambre Élise. Int. Jour

Élise est habillée pour partir. Elle termine un mot qu’elle glisse dans une enveloppe de l’hôtel.

57-Salle des petits-déjeuners. Int. Jour

Une serveuse apporte l’enveloppe à Charles. Il l’ouvre, en sort le mot qu’il se met à lire.

Voix-off d’Élise

« Difficile de rester copains, n’est-ce pas ? Pas l’ombre d’une fesse, disais-tu. C’était doux quand même, cette couverture supplémentaire, mais tu sais bien que ça ne nous mène nulle part. Je te laisse à Belle-Isle avec nos souvenirs. Ajoutes-y celui-là. J’y perds au change : un Bach pour un ferry. Mais c’est la meilleure solution. J’ai toujours détesté nos séparations. Je porterai tes affaires chez Jérôme pour que tu puisses les récupérer. Fais attention à toi et donne de tes nouvelles.

Ta meilleure amie. »

La sirène du ferry se fait entendre. Charles se précipite dehors. Déjà, le bateau quitte le quai. Élise est au bastingage arrière. Elle regarde Charles, sans faire un geste. Contrechamp de Charles qui est devant l’hôtel, le mot à la main, pendant que le ferry s’éloigne dans les cris de mouettes.

58-Ville de Province. Ext. Nuit

Charles, comme au début, avec ses deux grosses valises. Il sort d’une gare pour aller dans l’hôtel voisin.

59-Salle des Fêtes. Int. Nuit

Une noce.

Charles
C’est l’histoire d’un Belge qui se croyait de Lausanne…

60-Ambiance 14 Juillet

Charles, couvert de cotillons, chante accompagné par un orchestre local.

Charles
« Bal, petit bal, où je t’ai connue,

Souviens-toi

Tu n’étais pour moi, ce jour-là,

Rien qu’une inconnue… »

61-Même décor. Toilettes

Charles se passe de l’eau sur le visage. Il est fatigué, essoufflé, son maquillage a coulé. L’organisateur vient le retrouver.

Organisateur
Dites donc, si vous croyez que je vais vous payer pour un malheureux quart d’heure, vous rêvez, mon vieux. C’est pas l’heure de dormir, là. Allez m’faire rigoler tous ces ploucs ! Et dare dare !

Charles
Oui…J’arrive, j’arrive.

Il rajuste sa tenue, se jette un regard dans la glace piquée. Il a l’air mal-en-point. Il respire très difficilement. On entend la musique très forte et les cris et les rires des gens qui dansent.

62-Hôpital. Int. Jour

Èlise, en uniforme, ouvre la porte d’une chambre d’hôpital. Elle voit Charles à nouveau au lit, perfusé, sondé, « cardiogrammé » . Elle s’approche de lui. Il lui adresse un petit sourire navré.

Élise
Te crois pas obligé de nous faire un infarctus chaque fois que tu as envie de me voir. Ça va pas arranger les comptes de la Sécurité Sociale.

Charles
J’étais à court d’idées.

Élise
Comment tu te sens ?

Charles
Je pourrais écrire un magnificat, à la rigueur, mais j’crois que j’aurais du mal à te faire un enfant, là, maintenant. Je suis désolé de te déranger encore.

Élise
T’es vraiment pas raisonnable. Quelle idée de te remettre à travailler tout de suite ! Qu’est-ce que tu cherches ? Tu veux aller faire éclater de rire le Bon Dieu, là-haut, sur son nuage ?

Charles
Je suis sûr qu’il ne connaît pas celle du Belge qui se croyait de Lausanne.

Élise
Ça doit manquer à sa culture. On t’a dit combien de temps tu devais rester ici ?

Charles
Pas vraiment. Ils veulent me retaper avant de me relâcher dans les turbulences de la vie active. Il paraît qu’il y a plein de choses qui font mal au cœur, là, dehors.

Élise
Quand je pense qu’avec tout l’argent que tu m’as donné, tu avais de quoi vivre tranquillement jusqu’à la fin de tes jours.

Charles
Vivre tranquillement…En faisant les mots fléchés ou en collectionnant les boîtes de camembert…

On frappe à la porte.

Élise
Oui …

Entre une infirmière avec des poches de perfusion.

Infirmière
Je viens vous changer vos biberons, Monsieur Héristal.

Charles (À Élise
Madame me dit qu’à mon âge, j’ai plus droit au sein. Je suis sûr qu’elle me raconte des histoires.

Infirmière
Arrêtez d’avoir des idées comme ça, vieux polisson ! Vous allez fatiguer votre cœur.

Charles
À vos ordres, mon Général.

Élise
Je vais prendre un café. Ça t’ennuie pas ?

Charles
Mais non, vas-y. Bois-en un pour moi. Bien serré.

63. Couloir d’Hôpital. Int. Jour

Élise se dirige vers les ascenseurs. Sur le trajet, elle voit une plaque sur une porte :  » Professeur Taragano. Chef de service « . Elle reste un instant devant à réfléchir, puis elle se décide et frappe. On la retrouve dans le bureau, assise en face du médecin.

Médecin
Il s’est fabriqué sa petite bombe antipersonnel. Au moindre faux-pas…bang ! Ça sautera. La seule solution, c’est un quadruple pontage, mais dans l’état où il est, il a une chance sur trois de survivre à l’opération. Nous envisageons donc de le garder quelque temps pour lui redonner les forces qui lui permettraient d’affronter l’intervention chirurgicale.

Élise
« Quelque temps »…ça veut dire…?

Médecin
Environ trois semaines.

Élise
Trois semaines ! C’est d’ennui qu’il va mourir.

Médecin
Nous ferons tout notre possible pour que son séjour parmi nous ne soit pas trop désagréable.

Élise
Oui, mais trois semaines…Enfin, j’essaierai de venir le voir autant que je pourrai.

Médecin
Il est évident que votre soutien lui sera très bénéfique. Le mental joue un rôle primordial.

Élise (Elle se lève pour sortir)
Bien. Je vous remercie, Docteur.

Médecin
Je vous en prie, Madame. Et ne vous inquiétez pas trop. Nous prenons soin de lui. (Il s’est levé pour la raccompagner à la porte) Excusez-moi… Je vous vois en uniforme, là…Vous êtes …euh…

Élise
Je suis auxiliaire de police, à la circulation et au stationnement.

Médecin
Ah oui…Oui…C’est ce que je me disais.(Il fait un petit rire idiot) Non, je…je vous demande ça, parce que…figurez-vous que…hier, j’étais à Paris, et je me suis ramassé une contredanse.

Élise (Très indifférente)
Ah oui ?

Médecin (Un peu gêné)
Oui…

Élise 
Vous n’aviez pas mis votre caducée ?

Médecin
Si…Mais…je…j’ai fait un peu fort… Je…Je me suis garé à cheval sur le trottoir dans un couloir de bus.(Il rit encore)

Élise
Vous l’avez  votre PV ?

Médecin
Oui, je n’ai pas encore eu le temps de l’envoyer.

Élise
Donnez-le moi. Je vais voir c’ que j’ peux faire.

Médecin (Il sort de sa serviette le PV qu’il donne à Élise)
C’est vraiment très gentil à vous. Je vous remercie infiniment. Et ne vous en faites pas pour votre mari. On va vous le bichonner.

Élise sort du bureau. Elle retourne à la chambre de Charles. Elle ouvre doucement la porte. Charles s’est endormi. Elle prend ses affaires, le regarde longuement. Ses yeux se mouillent. Elle sort. On reste sur le visage de Charles qui paraît bien fatigué.

64. Voiture Jérôme. Ext. Jour

La voiture roule sur une route de campagne. Jérôme conduit. Élise est à côté de lui.

Jérôme
Il s’arrêtera jamais. Je suis sûr que s’il s’en sort, il recommencera. Il est pas raisonnable. Il a jamais été raisonnable. C’est pas toi qui vas me dire le contraire.

Élise
C’est vrai. Il est pas raisonnable. Mais c’est sa plus belle qualité. S’il avait été autrement, je ne l’aurais certainement pas aimé comme je l’ai aimé.

Jérôme regarde sa mère qui lui adresse un sourire plein de tendresse. On passe en plan éloigné. La voiture s’éloigne sur la route.

Jérôme (Off)
Tu l’aimes encore ?

Élise (Off)
Certains jours peut-être…

65. Hôpital. Int. Jour

Élise et Jérôme ouvrent la porte de la chambre de Charles. La chambre est vide. Ils se renseignent auprès d’une infirmière.

Élise
Excusez-moi, Madame, mon mari n’est pas dans sa chambre. Savez-vous où il est ?

Infirmière
Oh ! Il est sûrement en pédiatrie. Depuis trois jours, il passe sa vie là-bas.

Élise
Qu’est-ce qu’il fait en pédiatrie ?

Infirmière
Il fait ses clowneries devant les enfants. Ils sont ravis d’ailleurs.

Jérôme et Élise se regardent.

66. Service Pédiatrie. Int. Jour

Jérôme et Élise arrivent discrètement à l’entrée d’une salle équipée pour les enfants. Livres, jeux…etc. Une dizaine d’enfants malades (Chimio, plâtres, transfusions, fauteuils roulants) rient aux clowneries de Charles. Il leur fait un tour de magie (Manipulation de cartes basique) et les enfants ravis applaudissent et manifestent leur joie.

Charles
Mais où donc est passé ce petit filou de Roi de cœur ? (Il s’approche d’un enfant) C’est pas toi qui l’as caché derrière ton oreille ?

Enfant (En riant)
Non, c’est pas moi.

Charles 
Et moi, je crois que toi aussi tu es un petit filou. (Il sort le Roi de cœur de derrière l’oreille de l’enfant). C’est quoi, ça ?

Tous les enfants rient et applaudissent. Charles aperçoit sa femme et son fils. Il leur fait un grand sourire heureux.

67. Cafétéria Hôpital. Int. Jour

On les retrouve tous les trois à une table de la cafétéria. Café pour Élise, bière pour Jérôme, déca pour Charles.

Charles 
Évidemment, le cachet, là, j’ l’avale au lieu d’ le toucher, mais je crois que ça leur fait plaisir à ces pauvres gosses.

Élise
À toi aussi un peu, non ?

Charles
Oh, c’est pas un vrai public. Mais bon…ça m’occupe.

Jérôme
Je croyais que tu n’aimais pas les gosses.

Charles
J’les aime pas quand ils mettent leurs pieds sur les sièges dans le métro, quand ils courent en gueulant dans les allées du TGV ou qu’ils pleurent pendant des heures juste dans mon dos dans les avions.

Jérôme
Ça va. Tu leur laisses une petite chance pour le reste.

Charles
Ne t’y trompe pas. J’me méfie. Et puis, je ne suis pas le seul. T’as pas remarqué tous les panneaux sur les routes qui disent « attention aux enfants » ?

Élise
En tout cas, là, ils ont l’air de te faire du bien. T’as meilleure mine.

Charles
Il faut croire que les applaudissements, c’est un bon médicament. J’devrais passer au Stade de France.

68. Bureau médecin chef. Int. Jour

Élise
Dans une vraie salle de spectacle, avec une vraie scène, des projecteurs, des rideaux, un orchestre.

Médecin
L’idée est séduisante, mais c’est toute une organisation. Et puis ça n’est pas gratuit, tout ça. Qui va assumer les frais ?

Élise
Moi. Je me charge de tout.

Médecin
Ça va vous coûter une fortune.

Élise
Ça n’a pas d’importance.

Médecin
Bravo. Votre mari a beaucoup de chance.

Élise
Ce n’est plus mon mari. Nous avons divorcé.

Médecin
Je suis d’autant plus admiratif.

Élise
Alors ? Vous me suivez ?

Médecin
Écoutez…Ça demande à être préparé avec le plus grand soin, mais, je crois que ce serait très bénéfique pour les enfants. Je vais contacter des collègues dans deux ou trois hôpitaux, et on devrait pouvoir réunir une belle salle. Entre les enfants et leurs parents, votre… enfin, Monsieur Héristal devrait avoir un beau public. Mais, euh… Excusez-moi d’insister, vous prenez tous les frais à votre charge ? Parce que, déjà, il va falloir transporter tout ce joli monde. Vous allez devoir louer plusieurs autocars.

Élise
Ne vous inquiétez pas. Je vous ai dit que je me chargeais de tout.

Médecin
Impressionnant. Au lieu de faire médecine, j’aurais peut-être dû entrer dans la police.

69. Bataclan. Int. Jour

Élise, en uniforme, se présente à la caisse où une dame s’occupe des réservations.

Élise
Bonjour, Madame.

Caissière
Si c’est des voitures qui gênent, elles sont pas à nous.

Élise
Je ne suis pas là pour ça. Je voudrais louer votre théâtre.

Caissière

Ah… Pour le personnel de la police ?

Élise
Non. À titre privé.

Caissière
À titre privé… Vous voulez dire… pour vous ?

Élise
Oui. Pour un soir.

Caissière
Vous allez devoir mettre un paquet de PV.

Élise
Pourquoi ? C’est très cher ?

Caissière
Tout est relatif, comme disait Einstein, mais ça va quand  chercher quand même dans les vingt mille euros.

Élise (Sortant son chéquier de son sac)
Et il accepte les chèques, Einstein ?

Caissière
Attendez…C’est pas une blague ?

Élise (Montrant son chéquier)
Est-ce que ça a l’air d’un billet de Monopoly, ça ?

Caissière
Je vous demande un instant. Je vais voir si l’administrateur peut vous recevoir. (Elle décroche un téléphone, compose un numéro.) C’est Françoise. Monsieur Pécrineau est disponible ? … Une dame qui voudrait louer la salle pour un soir…(Elle attend un instant en dévisageant Élise avec un sourire à la fois commercial et méfiant.) OK. Je la fais monter. (Elle raccroche) Vous prenez cet escalier. C’est au premier étage, à gauche. Y a marqué « Administration » sur la porte.

Élise (Lui rendant son sourire commercial)
Je vous remercie beaucoup.

70. Bureau Administrateur Bataclan. Int. Jour

Administrateur
Avec notre spectacle en cours, ce serait obligatoirement un lundi.

Élise
Lundi prochain, c’est possible ?

Administrateur
Lundi prochain ? Euh…(Il regarde son agenda) ça nous laisse cinq jours. C’est tout à fait possible.

Elle sort son chéquier.

Administrateur
Et puisqu’on peut considérer cette soirée comme une opération de bienfaisance…je vous laisse la salle à dix mille euros. Ça vous fait 50% d’économie. Il faut savoir être généreux avec nos chères petites têtes blondes.

Élise
Je vous remercie beaucoup. C’est très généreux de votre part. Je le fais à quel ordre ?

Administrateur (Avec un sourire très commercial)
Oh, signez-le simplement, je… je remplirai ça moi-même.

Élise signe le chèque.

71. Agence casting figuration. Int. Jour

Élise est assise dans une petite salle d’attente dont les murs sont recouverts de photos d’hommes, de femmes et d’enfants. La directrice de casting sort d’un bureau attenant. Elle raccompagne une femme visiblement très coquette et une fillette très starlette tant par sa tenue que par son attitude.

Directrice
Elle sera très bien notre petite Karen. Comme d’habitude.

Karen
J’espère que cette fois-ci mes partenaires connaîtront leur texte ! Parce que la dernière fois, hein !

La maman
Karen !

Karen
Bah quoi ? C’est vrai !

La maman (À la directrice)
Ça…il faut dire que…(Elle fait une moue du genre « elle a raison »)

Directrice
Ah… Tout le monde n’est pas aussi pro que notre petite Karen. Allez, au revoir. On se verra sur le tournage.

La maman
Au revoir. Et encore merci. Tu dis au revoir Karen ?

Karen
Bye.

Directrice
Au revoir, mon trésor.

La mère et la fille sortent. La directrice referme la porte et se tourne vers Élise qui attend.

Directrice
Il est superbe cet uniforme. Vous l’avez loué chez qui ?

Élise
Chez le préfet de police.

Directrice
Ils louent des costumes à la préfecture ?

Élise
Non, mais je connais quelqu’un là-bas.

Directrice
Bravo ! On dirait un vrai.

Élise
Oui, j’en suis assez contente.

Directrice
Vous êtes spécialisée dans les rôles de contractuelle ?

Élise
Auxiliaire de police. Mais, je voudrais engager des figurants pour un spectacle.

Directrice
Ah bon …

Élise
Oui.

Directrice
Très bien. Entrez.

Elle ouvre la porte de son bureau en invitant Élise à y entrer.

72. Bureau Directrice Casting. Int. Jour

Directrice
En fait, ce que vous voulez, c’est un faux public qui fasse la claque.

Élise
La claque ?

Directrice
Oui. Qui lance les applaudissements, quoi.

Élise
C’est exactement ça.

Directrice
Pour qu’on y croit, au Bataclan, il vous faut au moins une trentaine de personnes.

Élise
Ça me reviendrait à combien ?

Directrice
Habillés ?

Élise (Surprise)
Évidemment. J’engage pas des nudistes. J’aurai pas le temps de leur tricoter des chandails.

Directrice (Un peu condescendante)
Je voulais dire « Tenue de soirée  » ?

Élise (Riant)
Oh, pardon. Non, non. Normal.

Directrice
Costume de ville, en soirée, 120 euros.

Élise
C’est tout ?

Directrice
Par tête. Plus un sandwich et une boisson, étant donné que la prestation s’effectue après vingt heures.

Élise
Ah oui… Alors…j’en voudrais cinquante.

Directrice
Cinquante ?

Élise
Oui.

Directrice
Très bien. Je peux aussi vous proposer un truc amusant. Des sosies de personnalités du show-biz ou du cinéma. Ce serait du meilleur effet dans votre soirée. C’est un peu plus cher, évidemment.

Élise
C’est-à-dire ?

Directrice
400 euros pièce.

Élise
Sandwich compris ?

Directrice
Non compris.

Élise
Vous m’en mettez une douzaine.

Elle sort son chéquier.

73. Bataclan. Ext. Soir

Sur la façade, les néons font scintiller le nom de Charles Héristal. Les gens commencent à entrer. Des autocars déversent leur cargaison d’enfants malades et de leurs parents. Il y a de nombreux fauteuils roulants. Arrive la famille Héristal répartie dans deux voitures. Dans la première, Charles et Élise qui conduit, et Constance et Pierrot. Dans la seconde, Jérôme et Valérie.

Charles
Arrête-toi une seconde. (Il regarde son nom affiché en grand. « Charles Héristal. Soirée exceptionnelle ».) J’arrive pas à y croire.

Constance
Regardez ! Y a Catherine Deneuve !

Élise
Il faut y aller, maintenant. Il faut que tu te prépares.

Charles
Oui, allons-y.

Le convoi redémarre et va devant l’entrée des artistes où des places de stationnement ont été réservées. Tout le monde descend et la petite troupe entre dans le théâtre. Jérôme prend le bras de son père pour l’aider à marcher.

Charles
Qu’est-ce que tu fais, là ? Tu veux que je te prenne au 100 mètres ?

Élise
Vous règlerez ça demain matin, à l’aube. Dépêche-toi, Charles. Tu vas finir par être en retard.

74. Loge. Int. Soir

Charles se maquille. Toute la famille est dans la loge.

Charles
C’est dingue, j’ai l’ trac.

Constance
À cause de Catherine Deneuve ?

Charles
Je sais pas. Peut-être.

Valérie
Évidemment, ça doit vous changer de la fête du bulot à Plougastel.

Élise
Bon, les enfants, allez vous installer dans la salle. Laissez votre père se préparer.

Les enfants et Valérie se dirigent vers la sortie de la loge.

Valérie
Merde, Charles.

Pierrot
Wah ! Valérie elle a dit merde à papa !

Jérôme
Je vais t’expliquer. Viens.

75. Même décor

Tout le monde sort. Élise reste avec Charles. Elle le regarde se préparer.

Élise
Ça va ? À part ton trac, tu te sens bien ?

Charles
Un vrai jeune homme. Avec les rotules en fromage mou, mais, un vrai jeune homme. (Il la regarde dans la glace en souriant) Et c’est grâce à toi. Est-ce que je t’ai déjà dit que tu es mon médecin préféré ?

Élise lui sourit. La voix du régisseur se fait entendre dans le haut-parleur de la loge.

Régisseur (Off)
10 minutes. En scène dans 10 minutes.

Élise
Allez. Moi aussi je te laisse. Fais attention. Ménage toi.

Charles
Tu rigoles… Je vais leur en mettre plein la vue. « Charles Héristal met le feu au Bataclan. »

Élise
Oui. J’en suis sûre. Mais fais attention quand même.(Elle pose ses mais sur les épaules de Charles) Je te dis un gros « merde », Charles Héristal.

Charles
Heureusement que Pierrot n’est plus là. Il aurait cru qu’on s’engueulait.

Élise sort.

76. Même Décor

Charles se regarde dans la glace. Il ferme les yeux en prenant une grande respiration, puis fait une légère grimace de douleur en portant la main à son cœur. Il fouille dans sa trousse à maquillage et en sort une boîte de comprimés. Il en met deux dans sa main, se lève, va fermer le verrou de la porte, va fouiller dans sa valise et sort d’une des pochettes latérales une flasque de whisky dont il boit une grande rasade pour avaler ses pilules.

77. Salle. Int. Nuit

Élise vient s’asseoir à côté de ses enfants. Elle jette un coup d’œil à la salle qui est pleine à craquer. Il y a beaucoup d’ambiance. Les enfants rient et parlent fort. Élise aperçoit le médecin de Charles, qui la salue de loin et lui montre son pouce levé pour lui dire qu’il trouve que c’est du beau travail. La lumière descend graduellement. Les derniers bruits s’arrêtent avec la musique qui commence. Le rideau s’ouvre. Un quartet » piano, basse batterie, guitare » joue l’intro de « Je m’voyais déjà » de Charles Aznavour. La poursuite se déplace vers le côté de la scène pour l’entrée de Charles. Immédiatement, la claque fonctionne. Le reste du public suit. Charles reste un instant en centre-scène, comme pour savourer pleinement l’instant, puis il attaque la chanson.

78. Façade Bataclan. Ext. Nuit

Dans la rue, l’agitation habituelle. Un couple passe devant le théâtre et regarde les grandes lettres lumineuses de la façade.

Lui
Qui c’est Charles Héristal ?

Elle
Aucune idée. J’ai jamais entendu parler de ce type.

Un chien s’arrête devant une colonne Morice. Il renifle et lève la patte sur la colonne.

79. Salle Bataclan. Int. Nuit

Le spectacle se déroule. Les enfants sont ravis. Charles les fait rire (et avec eux, leurs parents) en chantant des chansons qui ont fait rire des générations de Français :

Montage d’extraits de : « J’ai la rate qui s’dilate ». « Félicie ». « Et Vlan ! » « Passe-moi l’éponge ». « Le Zizi ».

On voit Charles faire également quelques tours classiques de prestidigitation. Les contrechamps sur le public nous montrent la famille à la fois ravie et émue, et une audience qui s’amuse beaucoup.

En final, Charles a choisi d’interpréter « Ma plus belle histoire d’amour c’est vous » de Barbara. On entend les derniers vers. Le public lui fait un triomphe. Dans les premiers rangs, les sosies applaudissent avec chaleur. (Il faudrait réunir des interprètes des films de Philippe. Les vrais, bien sûr.) Charles salue. Il est aux anges. Il envoie un baiser à Élise qui le lui renvoie.

80. Sortie des artistes. Ext. Nuit

Des enfants et leurs parents demandent un autographe à Charles. D’autres le félicitent et le remercient, puis Élise entraîne Charles pour le soustraire à ses fans. Toute la famille se retrouve devant le théâtre dont un employé ferme les portes. Les lettres de feu s’éteignent.

Charles (À Élise, dont il prend les mains)
C’est le plus beau jour de ma vie. Avec celui où je t’ai rencontrée. Tu sais ce qui me ferait très plaisir ?

Élise
Passer au Zénith ?

Charles
C’est pas lundi prochain, le Zénith ? Non, là, maintenant.

Élise
Dis toujours.

Charles
Ce serait qu’on aille dîner tous les deux chez Marius et Jeannette.

Constance
Ah, bah, c’est ça ! Et nous on va au Mac Do !

Pierrot
Ouais ! On va au Mac Do !

Charles
Je sais que c’est un peu égoïste de ma part, les enfants, mais c’est une vieille histoire entre votre mère et moi.

Constance
On connaît. Maman nous a raconté. Allez-y chez votre Mario et Ginette ! Nous on va se faire une frite-mayo. D’toute façon, papa y a pas droit.

Jérôme
Bonne soirée, les amoureux.

Pendant que la petite troupe s’éloigne.

Valérie
Moi, j’y serais bien allé chez Marius et Jeannette.

Pierrot
J’pourrai avoir un double ? Avec un Coca géant ?

Constance (Qui se retourne vers ses parents)
Maman ! Moi, c’est une petite sœur que j’ voudrais.

Charles et Élise sourient. Ils regardent leurs enfants s’éloigner.

81. Voiture Élise. Ext. Nuit

La voiture roule dans Paris la nuit. La musique qu’on entend est celle de la radio.

Élise
T’es pas trop fatigué, c’est vrai ?

Charles
Tu rigoles ? J’ai jamais été aussi en forme. Tu vas voir, après j’ t’emmène danser.

Ils arrivent devant le restaurant. Élise se gare en deuxième file.

Charles 
Tu vas t’ ramasser une prune.

Élise
J’ai une amie qui les fait sauter. Bouge pas, j’en ai pour une minute, j’ vais voir si y a d’ la place.

Elle descend de voiture et se dirige vers le resto. Elle y entre.

82. Resto. Int. Nuit

Un chef de salle accueille Élise.

Chef de salle
Bonsoir, Madame.

Élise
Bonsoir. Je n’ai pas réservé. Est-ce que vous avez une table pour deux ? En non-fumeur, s’il vous plaît.

Chef de salle
Je vous demande un instant. ( Il consulte son registre) Une table pour deux, oui Madame. Si vous voulez me suivre…

Élise
Je vais chercher la deuxième personne et j’arrive.

Chef de salle
À tout de suite, Madame.

Élise sort du resto. Elle va à la voiture et se penche à la fenêtre-passager pour parler à Charles. Il est affaissé sur le côté, la tête contre la vitre, les yeux fixes, la bouche ouverte. Élise comprend que c’est fini. Elle se redresse, regarde dans le vague et se met à pleurer doucement.

La caméra recule et monte pour filmer l’avenue en son entier. Les voitures passent, les gens marchent sur les trottoirs, c’est Paris la nuit. On entend  en voix off le petit dialogue du couple devant le Bataclan :

Lui
Qui c’est Charles Héristal ?

Elle
Aucune idée. J’ai jamais entendu parler de ce type.

FIN


Brocatelle et robe de bure

Brocatelle et robe de bure

Par Jean-Pierre Zarader

Ce goût de la parure chez Claire, qui est comme une affirmation du règne de l’apparence, se retrouve dans CartoucheC’est d’ailleurs dans ce film que la rencontre avec Pascal est la plus évidente : « C’est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! Il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force ». Dans la lignée du Cratyle de Platon, on serait presque tenté de céder ici à l’illusion d’un démiurge qui aurait réalisé cette adéquation entre le nom (de Broca) et la chose (l’œuvre du cinéaste, toute de brocatelle…) : la brocatelle, cette riche étoffe brodée d’or, est en effet le symbole exact de l’univers filmique de Philippe de Broca. A moins que, de préférence aux dieux, on ne choisisse de se référer ici au « hasard objectif », cet autre nom du mystère que Breton évoquait dans Nadja. Toujours est-il que le spectateur des films de Philippe de Broca échappera à la déception du narrateur d’A la recherche du temps perdu, qui ne parvenait pas à relier l’œuvre aérienne de Bergotte au nom du romancier : « Sans doute les noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons une sorte de stupeur quand nous avons devant nous, au lieu du monde imagé, le monde visible1. » Le goût de la parure et de l’apparat est constant dans Cartouche (mais aussi, évidemment, dans Le Magnifique, L’Incorrigible, ou Le Roi de cœur) : que l’on songe au repère de Malichot, au goût des bijoux, à la fascination mortifère qu’exerceront les deux diamants de l’ambassade du Sultan, ou à la scène de l’enterrement de Vénus dans un carrosse d’or.

Mais ce goût traduit plus qu’une symbolique de l’imaginaire régie par le principe de plaisir. Par lui en effet Cartouche, à sa façon, fait sienne l’affirmation de Pascal : « Cet habit, c’est une force ». Pascal et Philippe de Broca se rejoignent ici dans une vision baroque du monde : l’habit est, contrairement à la sagesse toute classique des peuples, ce qui fait le moine — ou le héros. La fuite du référent, qui est comme l’âme du baroque, est ici manifeste ; loin que nous puissions considérer la parure (l’apparence) comme une caricature de la force (l’essence), nous devons nous rendre à cette évidence que toute la tradition classique s’est ingéniée à méconnaître : il n’y a pas d’au-delà de l’apparence, nul arrière-monde d’où l’on pourrait la dévoiler. Il n’y a que ce voile qui est tout, et qui dénonce l’illusion d’un envers du décor. Nous sommes ici au théâtre, mais dans un théâtre cosmique, qui ne laisse rien subsister en dehors de lui : Philippe de Broca est bien, comme on le dit, un auteur de comédie.

Ce point de vue, qui est celui de Cartouche, est peut-être dépassé dans Le Roi de Cœur, dans cette scène où nous voyons les fous, et Plumpick lui-même, après avoir revêtu tous ces « habits » qui ont fait d’eux des personnages — ce qui est bien le point de vue de Cartouche — se dépouiller de ceux-ci et accepter de n’être plus vêtus, uniformément, que de cet habit de toile blanche que rien ne distingue. Si la brocatelle était une force que les demi-habiles, comme le dit Pascal, avaient grand tort de mépriser, l’habit de ces sages, si semblable à la robe de bure, semble vouloir nous rappeler que la seule force authentique est celle de l’esprit.

On retrouve ici la distinction que fait Pascal entre les grandeurs naturelles et les grandeurs d’établissement. Philippe de Broca ne renoncera jamais à cette célébration de la brocatelle. Une scène du Magnifique — l’entrée de Victor Vauthier au Palais de Justice — est particulièrement révélatrice de cette puissance des apparences et de cette force de la brocatelle que Pascal s’est plu à souligner.

Pour ce dernier, en effet, la pourpre et l’hermine sont essentielles au magistrat : « Le chancelier est grave et revêtu d’ornements. Car son poste est faux et non le roi2 ». Ce sont donc les « chaînes de l’imagination » qui nous conduisent, insensiblement, à respecter ces grandeurs qui ne sont que des « grandeurs d’établissement » : « Nos magistrats ont bien connu ce mystère (le pouvoir de la brocatelle et/ou de l’imagination). Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chauffourés, les palais où ils jugent… tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules… jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique3 ». Toute l’institution judiciaire repose ainsi sur la « pompe », et la majesté de la Justice se manifeste dans le caractère majestueux — architecturalement parlant — du Palais de Justice (Saint Louis lui-même, après tout, rendait la justice sous un chêne, non sous un roseau). Cette pompe n’est donc nullement gratuite : elle vise à déterminer, chez le prévenu, une attitude d’humilité essentielle au « bon » fonctionnement de la machine judiciaire. Or l’entrée de Victor Vauthier dans le Palais de Justice fait littéralement voler en éclat l’ordre judiciaire. C’est que la pompe, l’arrogance, la superbe sont ici du côté de Victor. Celui-ci entre en effet dans cet édifice en conquérant, comme s’il s’agissait de son propre palais (privé) : il lance un « bonjour tout le monde » à la cantonade, tutoie tel prévenu, écarte tel autre et finit par s’asseoir sur le bureau du juge. Il y a là une de ces perversions chères au cinéaste (comme lorsque le comte de Kerfadec, dans Chouans !proposera de fêter la prise de la Bastille « au Château »). C’est l’ordre judiciaire tout entier qui est ici perverti, puisque Victor retourne contre l’institution ce qui faisait la force de l’institution : la pourpre est toujours là, mais elle est cette fois du côté de l’homme, non du côté de l’institution. C’est donner à voir que, comme l’avait bien vu Pascal, toute la force de l’institution n’est que dans cette pourpre et cette pompe dont elle s’entoure.

Ce parallèle entre la philosophie de Pascal et l’œuvre cinématographique de Philippe de Broca peut surprendre. On retrouvera pourtant, chez le cinéaste comme chez le philosophe, une même prise en charge de l’existence humaine dans son donné le plus immédiat : le divertissement, l’agitation fébrile de l’homme, le tumulte, la fuite. Dira-t-on, comme on le fait souvent, que le solitaire de Port-Royal prétend dépasser le divertissement, le dénoncer — ce que Philippe de Broca ne fait jamais ? Mais ce serait oublier que, selon Pascal lui-même, nul homme depuis la chute- même le chrétien- ne peut demeurer « en repos ». Quant à l’homme sans Dieu, ce serait folie que de vouloir le détourner de ses folies et de ses tribulations. Cet homme-là, et c’est lui que de Broca met en scène, ne peut que s’abîmer dans l’apparence, cavaler et tribuler… Si telle est la condition de l’homme, on comprend que l’Apologétique de Pascal puisse commencer par le divertissement et que, parallèlement, chez de Broca, ce soit souvent sur l’agitation que s’ouvre le film (mais pas toujours : dans Chère Louise ou dans Les Tribulations l’ennui est premier, ce qui accuse la structure circulaire de l’œuvre). Cet élément de construction, qui est un élément de fond et non de pure forme, produit ses effets les plus saisissants lorsque comme dans Le Magnifique, l’agitation sur laquelle s’ouvre le film est purement imaginaire, et destinée à masquer un ennui réel et profond. C’est ainsi que nous assistons à une série d’exploits, tous plus étonnants les uns que les autres avant de comprendre que nous sommes, non dans la réalité, mais dans la fiction. Toute la superbe de Belmondo-héros (Bob Saint-Clare) n’est que le masque de Belmondo-auteur (François Merlin) qui, seul, décrépi et mal rasé, dans un logement misérable et sur une machine à écrire trop vieille, est en train de dactylographier son dernier roman.

Dira-t-on que si l’apparence est première, dans ce film, elle est pourtant dénoncée au profit de la réalité ? Si tel était le cas, cela viendrait infirmer l’analyse, esquissée à propos de Cartouche et de L’Amant de cinq jours, du caractère baroque de l’œuvre de Philippe de Broca. A tout le moins cela conduirait à reconnaître une certaine évolution du cinéaste qui, parti d’une vision purement baroque du monde, reviendrait, avec Le Magnifique, à une vision plus classique. Ainsi affirmerait-on que Bob Saint-Clar, le héros arrogant et sûr de lui, cache un homme simple et sensible, François Merlin, qui méprise cette littérature à sensation et rêve d’une œuvre authentiquement littéraire (comme Philippe de Broca rêverait d’un film sérieux) : n’est-ce pas là, de manière toute classique, la réalité qui apparaîtrait derrière l’apparence ?

1. Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio, p. 140.

2Pensées, Br. 307.

3Ibid., Br. 82.

 


L’apparence devient le vrai

L’apparence devient le vrai

Par Jean-Pierre Zarader

Dire que la vie est un jeu et une apparence qu’il faut savoir prendre comme tels, c’est dire qu’il y a, dans l’œuvre de Philippe de Broca, une vérité du leurre. Que le leurre soit ainsi, comme dirait Nietzsche, la vérité suprême, apparaissait déjà, bien avant Le Roi de Cœur, dans L’Amant de cinq jours. A la vision de ce film, on a le sentiment qu’une scène manque : celle qui précéderait la première, et qui expliquerait qu’Antoine puisse séduire si facilement Claire. Ce plan n’est d’ailleurs pas totalement absent mais simplement déplacé ; il se trouve à la fin : c’est le dernier plan, celui de la vitrine. Le film s’ouvre sur un long baiser de Madeleine et d’Antoine, auquel fait suite une courte scène où ce dernier entreprend de séduire Claire. Le décor, qui est celui d’une présentation de mode, est en même temps le fond même du film, puisque cette cérémonie est un symbole de l’univers du cinéaste : la montre, l’apparence, le jeu. Les premières images sont donc bien premières, non seulement en fait, mais en droit1 : tout commence par le divertissement, le jeu, l’oubli de soi — comme ce sera à nouveau le cas dans Le Lagnifique et dans L’Incorrigible. L’apparence est donc première. Mais le travail du film ne consistera pas à récuser celle-ci : c’est la philosophie classique qui prétend lever l’apparence, l’éliminer pour mettre à jour l’essence ou la réalité2. Or Philippe de Broca, précisément, n’a rien d’un cinéaste didactique ou classique. Son effort consistera, au contraire, à mettre en évidence l’apparence elle-même en tant que pure apparence. L’univers filmique de l’auteur révèle ici le lien étroit qu’il entretient avec toute une tradition cinématographique, celle où les décors ne sont que des façades en trompe-l’œil. On pense évidemment ici à Chantons sous la pluie, de Gene Kelly et Stanley Donen. Kelly, avouant à Debbie Reynolds qu’il a besoin d’un « décor » pour lui déclarer son amour, va mettre en place une gigantesque machinerie, à laquelle nous finirons pourtant, miraculeusement, par ne plus prêter attention : les auteurs dénoncent donc les artifices de la mise en scène, tout en réussissant à les faire oublier. Un cinéaste classique démontrerait que derrière les façades il n’y a rien, mais seulement des étais qui leur permettent de tenir debout. A l’opposé d’une telle conception, le parti pris du cinéaste, analogue à celui de la comédie musicale, consisterait plutôt à construire des décors qui se donnent comme tels, et que pourtant il persisterait à prendre pour la seule vérité. N’est-ce pas que le cinéma est ce lieu de nulle part où l’apparence devient le vrai ?

Il s’agit donc ici de faire voir que la réalité, loin d’être la vérité de l’apparence, reçoit de cette dernière son statut. Ainsi, dans L’Amant de cinq jours, c’est la légèreté et la duplicité de Claire (l’apparence) qui nous introduisent progressivement à l’univers obscur qui est le sien : ce besoin d’échapper à l’ennui, la béance du temps, son amour pour Georges, son mari, mais aussi l’impossibilité où elle est de borner son désir et toute son existence à cet homme. En ce sens la scène fondatrice du film, la plus belle aussi, est sans doute la dernière. Claire a rompu avec Antoine qui n’a pas su comprendre que le jeu était tout le sérieux de la vie, qui a cru pouvoir passer de l’apparence à la réalité — comme si le vêtement n’était pas la chair même de l’homme3. Elle est disposée déjà à accueillir le prochain partenaire qui, croyant la séduire ou l’aimer, entrera dans son jeu. Claire s’arrête alors devant la vitrine illuminée d’une bijouterie. Vitrine, illuminée, d’une bijouterie : cette triplicité de l’apparence, donnée en une seule image, est un modèle de surdétermination. Faut-il rappeler le parallèle étymologique qu’établit Aristote, dans le De anima4, entre phantasia, la fantaisie, et phuos, la lumière. Lumière et fantaisie, c’est tout un — et la vitrine illuminée de la bijouterie est le rêve même de Claire. Toute cette scène n’est donc qu’un perpétuel jeu de miroirs. Cet instant est celui du rêve, de l’imaginaire, et il contient en lui toute la première partie du film. Puis la vitrine s’éteint, les bijoux disparaissent, grisaille du réel. Toute une part de la vie de Claire est là, dans cette obscurité qu’elle vit quotidiennement avec Georges, son mari, archiviste de métier (et qu’y a-t-il de plus obscur qu’un obscur archiviste ?). Cette part d’elle-même, Claire ne la refuse pas : elle est à sa façon bonne épouse et bonne mère, et Antoine apprendra à ses dépens qu’elle aime son mari. Elle refuse pourtant de — ou ne réussit pas à — s’y réduire. Son prénom même dit assez tout l’éclat dont elle a besoin, et dont elle est porteuse. La grise réalité est là pour un temps, mais que l’apparence revienne vite, car dans la grisaille Claire pourrait bien s’éteindre, et son mari l’a bien compris — qui la laisse être elle-même, c’est-à-dire rêver (Ne précise-t-elle pas que c’est de lui qu’elle tient ses bijoux, cette matière de rêve ?). Que s’allume une autre vitrine (la présentation de mode, au début du film, n’était-elle pas comme une première vitrine ?), que le nouvel amant apparaisse… déjà une voix l’interpelle. Un inconnu que nous ne verrons pas. Une autre histoire d’amour, qui pourrait faire un autre film — le même. Cet éternel retour du Même, qui caractérise la figure de la séductrice dans L’amant de cinq jours, est à rapprocher des analyses de Jean Baudrillard : « La séductrice se veut immortelle, comme l’hystérique, éternellement jeune et sans lendemain, à la stupeur de tous, étant donné le champ de désespoir et de déception où elle évolue. Mais justement, elle y survit parce qu’elle est hors psychologie, hors sens, hors désir. Ce qui tue les gens et les fatigue, c’est le sens qu’ils donnent à leurs actes — or la séductrice n’accorde pas de sens à ce qu’elle fait, elle ne supporte pas le poids du désir ».

Tout le film tient dans cette opposition dont le dernier plan juxtapose et immobilise les deux termes. C’est elle qui exprime, en langage cinématographique, l’opposition philosophique de l’apparence et de l’essence. Et ce n’est pas un hasard si le film s’achève sur cette vitrine obscure : ce n’est pas seulement parce que le cinéma, en tant qu’art visuel, ne peut saisir l’obscurité et vit de lumière ; c’est aussi, et surtout, à cause de cette prévalence de l’apparence qui marque l’univers de Philippe de Broca. Le film s’achève parce que le cinéaste n’a plus rien à nous dire : il se refuse à sortir de l’apparence pour atteindre une prétendue réalité plus profonde. C’est en ce sens que de Broca est baroque : il en reste à cette « perle irrégulière » ou à ce diamant qui est sans profondeur, tout apparence. Il retrouve Nietzsche : « L’apparence pour moi, c’est la réalité agissante et vivante elle-même qui, dans sa façon de s’ironiser elle-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il n’y a là qu’apparence, feu follet et danse des elfes, et rien de plus5 » — Et Pascal.

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5Le Gai Savoir, I, 54, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, 1967.


Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence

Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence

Que fait le héros de Philippe de Broca lorsqu’il ne rêve pas ? Il pêche à la ligne (Cartouche), joue aux boules (Le magnifique), nettoie fébrilement l’intérieur de sa maison de fond en comble (Tendre poulet), ou bien retrouve une grisaille quotidienne qui, par son seul poids, est déjà comme le négatif de nouvelles aventures (L’amant de cinq jours ; Chère Louise) — autant dire que, comme le héros des Tribulations d’un Chinois en Chine, il sombre dans l’ennui. A l’encontre d’un Beckett qui, à la recherche d’une essence, met en scène la nudité et le vide de l’existence, Philippe de Broca a choisi, délibérément, de s’en tenir à l’apparence et au rêve : nul temps mort ici, nul ennui, mais la plénitude de l’imaginaire. De là, évidemment, l’extraordinaire vitalité de la plupart de ses films. Mais cette vitalité cependant, ce divertissement, a toujours lieu sur fond de déréliction, de solitude ou d’ennui. Ce vide existentiel, il est vrai, n’apparaît le plus souvent que de façon marginale, et de manière privilégiée au début et/ou à la fin de ses films. Premiers et derniers plans se répondent donc, et déterminent le « point haut » à partir duquel s’éclaire la structure de l’œuvre. C’est cette homologie du début et de la fin qui donne à la plupart de ses films cette structure circulaire1 que le cinéaste se plaît parfois à souligner de manière quasi fétichiste ; ainsi, Tendre poulet s’ouvre sur un accident blessant Antoine au genou et se clôt sur un nouvel accident où, précise ce dernier, c’est le même genou qui est atteint. Dans Cartouche déjà, la première scène où Louis Bourguignon et son jeune frère Louison assistent au supplice d’un condamné (« Regarde petit, bientôt ce sera notre tour ») est comme une préfiguration de la dernière : « Nous allons avoir des nuits froides » – « Et après ? » – « On finira comme prévu » – « Dans les mains du bourreau » – « Oui, et que ça aille vite ».

L’amant de cinq jours, Un monsieur de compagnie, L’homme de Rio, Les tribulations…, Chère Louise reposent aussi sur cette circularité. Mais celle-ci n’est pas, comme on pourrait le croire, un procédé purement stylistique : elle répond au propos même du cinéaste, à sa vision du monde.

Un arbre en trompe–l’oeil

Car ce que Philippe de Broca donne à voir de manière circulaire, c’est précisément la circularité elle-même, c’est-à-dire un temps qui ne passe pas mais revient toujours sur lui-même. Dans la mesure en effet où ses héros n’agissent pas (quoiqu’ils s’agitent ou cultivent le geste pur — ce qui est mis en évidence dans Le Roi de Cœur, Le magnifique et L’incorrigible), dans la mesure où ils rêvent leur vie, ils n’ont aucune prise sur le temps. D’aucuns pourront rapprocher ceci de l’intemporalité des processus inconscients dont parlait Freud. Toujours est-il que, pour ses héros, le temps n’existe pas : il s’est arrêté, figé dans une immobilité qui n’est pas sans rappeler celle de la mort. Inversement d’ailleurs, lorsque le héros cesse d’en être un, il retrouve la pesanteur du temps. Ainsi, lorsque François Merlin, dans Le magnifique, entreprend de ridiculiser et de détruire le personnage « héroïque » de son roman, Bob Saint-Clare, il l’immerge dans le temps : celui-ci, éternellement jeune et invulnérable, se retrouve soudain atteint d’un mal temporel par excellence — un panaris. A la question de Tatiana : « Que peut-on faire ? » il répond : « Rien, il faut attendre, il faut que ça mûrisse ». Et dans L’incorrigible, les reproches que Camille, l’oncle de Victor Vauthier, adresse à son prétendu neveu sont à cet égard significatifs : « Il y a vingt ans que tu gaspilles ta vie entre les hippodromes et les alcôves… Tu abolis le temps ». Ce que Camille, image parfaite du « demi-habile2 » pascalien, reproche à Victor, c’est sa fuite dans le divertissement. Il est vrai que lui-même semble prendre au sérieux, et même au tragique, l’irréversibilité du temps : son projet n’est-il pas de construire une digue devant le Mont Saint-Michel pour éviter que « le décor de ses amours » ne se retrouve, le temps et le sable aidant, « au milieu des betteraves » ? Mais le caractère aberrant d’un tel projet3 dit assez que le héros debroquien n’a d’autre moyen de lutter contre le temps que de l’« abolir ».

« Vivre l’instant » : telle est donc, sans nul doute, la philosophie immédiate du héros de Philippe de Broca. Églantine, la sage prostituée du Roi de Cœur, ne dit-elle pas à Plumpick : « Tu chasses des chimères ; je te confie mon secret : je vis dans l’instant, il n’y a que l’instant qui compte ». Et dans Chouans !, le comte de Kerfadec, qui s’adonne aux plaisirs des modèles réduits, comme à ceux de la table ou de l’amour, apparaît comme le frère d’Églantine, un hédoniste qui n’a d’autre philosophie, lui aussi, que de « vivre l’instant » — ce que tous les nostalgiques d’un arrière monde (Dieu ou l’Histoire, peu importe) trouveront sans doute bien superficiel et qui est pourtant le dernier mot de la sagesse debroquienne. Mais cet hédonisme immédiat — ce qui ne signifie nullement qu’il ne soit pas réel — renvoie à une immobilité que l’on a trop souvent refusé de voir ou de comprendre. Car si les héros prétendent « vivre l’instant », il est indéniable que, par un tragique renversement des choses, ils se retrouvent en quelque sorte emprisonnés par celui-ci. On comprend dès lors la nécessité profonde de cette structure circulaire : chaque film, chaque aventure, vient s’annuler, se résorber dans sa fin qui, homologue au début, est le signe d’une temporalité arrêtée. Jean Collet, dans une excellente étude consacrée à L’homme de Rio4, a noté cette épochè de la temporalité, mais pour la déplorer : « Reste un reproche plus grave… L’évasion que nous propose Philippe de Broca ne mène nulle part… Une bulle de savon… L’espace d’un mirage. Et puis plus rien ». Mais la déception du critique ne vient-elle pas de ce qu’il prétend interpréter et juger un film à l’aide d’une conception du monde et de la temporalité qui est précisément celle que le cinéaste, par toute son œuvre, récuse ? C’est dans une pensée tragique ou dialectique que quelque chose doit advenir, que le temps est comme la substance dans laquelle s’inscrivent les actes de l’homme. Mais l’univers baroque, et en plus d’un sens pascalien, de Philippe de Broca est à l’opposé d’une telle conception : c’est un monde du geste et non de l’acte, un monde de l’imaginaire et non du réel. On comprend donc que tous les films du cinéaste s’achèvent sur un monde inchangé. C’est l’absence même de temporalité qui interdit toute progression psychologique ; c’est elle encore qui permet de comprendre que le héros debroquien n’opère jamais une véritable transformation de la matière : la transformation (la poiësis grecque) est étrangère à l’univers du cinéaste qui relève davantage de la parole et du geste chers aux sophistes, puisque ce héros vit de persuader, agissant moins sur les choses que sur les hommes et l’opinion. Cette « bulle de savon » qui éclate et nous renvoie au néant peut certes sembler dérisoire à qui espérait cueillir les fruits de l’arbre. Mais à y bien regarder, on s’apercevra qu’une telle fécondité est étrangère aux préoccupations du cinéaste : l’arbre de Philippe de Broca est un arbre en trompe-l’œil.

Donner à voir l’apparence en son intemporalité même est ici le projet. Et si cette comédie ne débouche sur rien, ce n’est nullement par défaut ou par légèreté, mais précisément parce que, hors la comédie, il n’y a rien (ou le Rien, si l’on veut). Comme le dit Pascal : « le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie : on jette un peu de terre sur la tête, et en voilà pour jamais5 ». Ceux qui ont reproché à Philippe de Broca de ne faire que de la comédie auraient-ils oublié tout le poids de ce mot ?

1. L’écriture filmique — panoramique ou trajectoire sur 360° (L’homme de Rio, Le cavaleur) — et la musique (valses de Georges Delerue) viennent parfois souligner cette circularité.

2. Le demi-habile est, chez Pascal, le contraire même du sage. Il figure une pseudo sagesse, héritière de tous les dualismes métaphysiques (et notamment du dualisme essence/apparence), que Pascal n’a cessé de dénoncer. Camille est à la fois l’antithèse de Victor et son semblable. Son sérieux, à la limite de la mélancolie, s’oppose en effet à l’insouciance de son prétendu neveu. Qu’il vive dans une roulotte arrêtée est à cet égard révélateur : ancien rêveur (la roulotte) Camille semble avoir fait son deuil de l’imaginaire (la roulotte est arrêtée), mais celui-ci finira pourtant par prévaloir et Camille reprendra la route après le vol du Greco au musée de Senlis.

3. Ce projet, dans sa démesure même, laisse également percevoir que Camille, quoi qu’il dise, reste hanté par le rêve et l’imaginaire. C’est la raison pour laquelle il refusera ce réel vaguement teinté de rêve (cette pure chimère), cette vie de farniente sous les cocotiers que lui propose Marie-Charlotte. Incorrigible rêveur, tout autant que Victor, il porte en lui cet imaginaire à l’état pur qu’est le refus du temps. Car cette digue qu’il rêve de construire, c’est le rêve même luttant contre le réel — c’est-à-dire contre le temps.

4Télérama, n° 739.

5Pensées, Br. 210.

JEAN-PIERRE ZARADER


Une dérive baroque

Une dérive baroque

La figure stylistique du contretemps et du contraste renvoie à une perte de l’idée classique de nature : le héros de Philippe de Broca, comme l’homme baroque de Pascal, n’a pas de nature, mais tout au plus une condition, changeante et contingente. Cette prévalence de la condition se rencontrait déjà dans Les tribulations : Lempereur, le héros du film, est tour à tour pessimiste et optimiste, passif et actif. Autant dire qu’il n’est, naturellement, ni l’un ni l’autre, que tout est affaire de circonstances : mélancolique lorsque sa richesse le fait sombrer dans l’ennui, heureux de vivre lorsque, se croyant vulnérable, il réussit à sentir la valeur de la vie.

La mythomanie de Victor Vauthier, dans L’incorrigible, trouve là son véritable sens : si celui-ci peut incarner tout à la fois un jardinier simple d’esprit, un grand industriel qui vend des bombardiers aux pays étrangers (parfois, par téléphone, en simple tenue de jardinier), un médecin, un avocat, ou même Alvarez l’Andalou, n’est-ce pas parce que toutes ces conditions sont autant de contingences que le cinéaste se plaît à confondre ? La pluralité même des personnages incarnés dit assez que le référent ultime, la personne, est absent. Derrière les masques, non pas la personne, mais personne. C’est cependant dans Tendre poulet que cette destruction de l’idée de nature est la plus radicale : Lise n’assume pleinement sa féminité qu’avec Antoine, l’amoureux de jadis ; la démonstration frôle la caricature lorsque notre trépidant commissaire de police se présente à lui une rose à la main ou, a contrario, lorsqu’elle enfile ses bas sans la moindre gêne devant l’un de ses adjoints. Tant il est vrai que la féminité est sélective et comme intermittente (ce qui ne fait d’ailleurs que l’accuser). Autant dire que la féminité elle-même n’est pas un référent stable : le sexe, dernier refuge d’une nature que la pensée classique s’était appliquée à fixer, sombre dans la dérive baroque.

De cette dérive découle le caractère interchangeable des différents rôles. Si le commissaire se révèle sentimental(e) et tendre, inversement le professeur de grec ou de trompette joue à ses heures les détectives : lorsque Lise prétend qu’il n’y a plus entre eux que de la camaraderie, ne triomphe-t-il pas en faisant remarquer — comme un policier exhiberait une pièce à conviction — que Lise est allée chez le coiffeur, et que cela dément son affirmation ?

Les rôles sont d’autant plus interchangeables que, par le jeu du réel et de l’imaginaire, ils sont comme le négatif l’un de l’autre. Antoine, le sage professeur de grec, reconnaît que sa « tête est pleine de tumulte », et Lise lui confie que la sienne est « pleine de vergers et d’enfants ». Ici encore, le primat de la condition sur la nature est souligné. Et il faut insister sur la nouveauté d’un tel primat, sur la difficulté que nous avons à l’accepter, les résistances que nous lui opposons, puisque c’est lui que méconnaît le proverbe cité deux fois dans le film (par le vieux gardien, monsieur Charmille, puis par Antoine dans le train arrêté) sur « la carpe et le lapin ». Ce proverbe pourrait d’abord être rapproché de la phrase de Victor Vauthier à Marie-Charlotte dans L’incorrigible : « Le destin aurait dû nous dresser l’un contre l’autre, comme la langouste et le cobra » (« la mangouste », corrige d’ailleurs la jeune femme). Outre le caractère « déplacé » d’une telle opposition (contre-lieu qui ne fait que reprendre la figure baroque du contre-temps), il convient de noter que Vauthier parle ici à juste titre de « destin » : le biologique et la nature sont bien un destin. Et c’est bien d’un tel destin que Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence et de l’innocence, entend nous délivrer. Mais, pour nous en tenir à Tendre poulet, ce proverbe, par sa référence même au monde animal, donc au monde de la nature au sens le plus biologique du terme, ne tend-il pas à mettre de la nécessité là où il n’y a que de la contingence ? A mettre sur le compte de la nature une incompatibilité d’humeur qui n’est qu’une composante de la condition ? Tendre poulet, Lise, par sa seule existence (que l’on aimerait qualifier d’amphibie), dénoncera cette confusion en faisant éclater la belle mais trompeuse homogénéité d’une prétendue nature : contrairement à ce qu’affirment tous ces proverbes naturalistes (ou sociologiques), la distance entre le flic et le cœur ne doit pas être si grande qu’on le dit, puisqu’elle tient tout entière en une seule et même personne. C’est dire aussi, il est vrai, que l’être humain est plus vaste, plus profond, plus contradictoire que ne l’admet la pensée classique. N’est-ce pas là le portrait même de ce que, depuis Pascal, on appelle « l’homme baroque » ?

Ce caractère, tout à la fois baroque et pascalien, s’accuse et devient explicite à la fin du film : admirable errance des deux hommes (monsieur Charmille, le concierge assassin, et Antoine Lemercier, son otage) qui voit naître une sorte de complicité entre eux, et symbolise l’impossibilité où nous sommes de démêler le bien du mal. Cette dérive spatiale dans Paris pourrait bien être une figure de la dérive existentielle de l’homme baroque, de cette fuite du référent qui ne laissera rien subsister de l’idée de nature. Antoine Lemercier n’explique-t-il pas à son compère qu’il n’y a pas d’innocents et de coupables, mais seulement des rôles que nous devons tenir sans trop y croire, puisque toutes les situations sont interchangeables (« Professeur de grec, gardien de la paix ou justicier des faubourgs, tout ça ce sont des rôles, Monsieur Charmille, des masques interchangeables ») : ce que Pascal exprimait par le mot « condition ».

C’est cette même prévalence de la condition sur la nature que l’on retrouve dans L’Africain, lorsque le serviteur noir tient soudain, en face de Victor ébahi, un discours très occidental, voire très parisien, sur les « intellectuels de gauche », ou revêt l’habit et adopte la démarche d’un gentleman londonien. Ce serviteur noir qui épouse le rôle d’un blanc illustre cette contingence radicale de toute condition. Victor, qui assiste, étonné, à la scène, a ici la mémoire courte. Il a en effet lui-même, lors de son retour près d’Eugénie, sa maîtresse, après une entrevue tumultueuse avec sa femme, Charlotte, tenu un discours qui était le discours même de l’autre : nécessité d’investir et d’avoir l’esprit d’entreprise (= discours de Charlotte) et propos racistes sur les « sales nègres » (= discours du lugubre Polakis). Victor illustre à lui seul, par la multiplicité même des rôles qu’il joue, l’absence de nécessité de chacun d’eux : il est tour à tour épicier, facteur, pilote, mari et amant (de la même femme) et même… contrebandier, comme le dit Polakis auquel il a dérobé son stock d’ivoire de contrebande.

Ainsi ce ne sont pas seulement les occupations, les professions, les statuts sociaux qui sont arrachés à toute fixité mais la couleur de la peau elle-même, la race, cet ultime refuge d’une pensée naturaliste. Le titre même du film évoqué en porte témoignage : l’« Africain », c’est Victor, cet ancien d’Argenteuil, alors que la maîtresse noire avec laquelle il vit, Eugénie, est des plus « parisiennes ». Le prénom de cette jeune femme noire (Eugénie) est surdéterminé ; il évoque bien sûr le sens des affaires (commerciales et amoureuses) de cette femme, le rôle apaisant qu’elle a pu jouer au côté de Victor, mais il résonne aussi comme un pied de nez adressé à toutes les doctrines racistes : cette jeune noire est, étymologiquement parlant, « bien née », de bonne race. Eugénie répond ainsi, par son seul prénom, à tous les partisans d’un certain eugénisme.

La radicalité du propos debroquien (la race introuvable) doit être replacé dans une perspective plus large : l’univers de Philippe de Broca est un univers baroque dans lequel la nature est introuvable. Il s’agit d’un monde sans nécessité, sans profondeur, sans référent ultime, d’un monde de la dérive. La race n’est donc ici qu’une des figures de cette prétendue nécessité. Ailleurs, dans On a volé la cuisse de Jupiter, par exemple, c’est le sexe, autre figure de cette nécessité (la différence des sexes n’est-elle pas, comme celle des races, le dernier bastion auquel se raccroche une pensée naturaliste ?), qui se trouvera mis en cause. Ce n’est donc nullement par hasard que le nazisme s’est acharné sur les juifs (la race), les homosexuels (l’indifférenciation du sexe) et les tziganes (peuple sans origine définie) : c’est une même idéologie « naturaliste » qui est à l’œuvre dans ces trois cas.

Cette idée d’une condition essentiellement contingente de l’homme avait d’ailleurs été mise en scène, dès 1966, dans Le Roi de Cœur. Ainsi que nous le verrons, les fous décrits pas Philippe de Broca sont ces hommes qui ont réussi à échapper à cette conception « naturaliste » de l’existence : pour eux, les différents rôles que nous jouons dans la vie ne sont précisément que des rôles — et seuls les mauvais acteurs que nous sommes sont capables de les prendre au sérieux, au point de faire, de ce jeu qu’est la vie, la plus lugubre « plaisanterie ». On pourrait en ce sens affirmer que c’est la croyance en une réalité dernière, en un référent ultime (le sexe, la race, l’argent ou la nationalité) qui est la source de toute violence : la violence aveugle des militaires nationalistes du Roi de Cœur est la préfiguration exacte de la violence raciste du lugubre Polakis dans L’Africain, ou de la violence idéologique des personnages de Chouans !. Dans tous les cas, on attribue à une différence de nature ce qui n’est qu’une différence de condition, on s’identifie à son rôle au point d’oublier que celui-ci n’est qu’un rôle, et cette illusion d’être en possession d’une vérité ultime est bien à l’origine de tous les fanatismes.

JEAN-PIERRE ZARADER


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