L’apparence devient le vrai

Par Jean-Pierre Zarader

Dire que la vie est un jeu et une apparence qu’il faut savoir prendre comme tels, c’est dire qu’il y a, dans l’œuvre de Philippe de Broca, une vérité du leurre. Que le leurre soit ainsi, comme dirait Nietzsche, la vérité suprême, apparaissait déjà, bien avant Le Roi de Cœur, dans L’Amant de cinq jours. A la vision de ce film, on a le sentiment qu’une scène manque : celle qui précéderait la première, et qui expliquerait qu’Antoine puisse séduire si facilement Claire. Ce plan n’est d’ailleurs pas totalement absent mais simplement déplacé ; il se trouve à la fin : c’est le dernier plan, celui de la vitrine. Le film s’ouvre sur un long baiser de Madeleine et d’Antoine, auquel fait suite une courte scène où ce dernier entreprend de séduire Claire. Le décor, qui est celui d’une présentation de mode, est en même temps le fond même du film, puisque cette cérémonie est un symbole de l’univers du cinéaste : la montre, l’apparence, le jeu. Les premières images sont donc bien premières, non seulement en fait, mais en droit1 : tout commence par le divertissement, le jeu, l’oubli de soi — comme ce sera à nouveau le cas dans Le Lagnifique et dans L’Incorrigible. L’apparence est donc première. Mais le travail du film ne consistera pas à récuser celle-ci : c’est la philosophie classique qui prétend lever l’apparence, l’éliminer pour mettre à jour l’essence ou la réalité2. Or Philippe de Broca, précisément, n’a rien d’un cinéaste didactique ou classique. Son effort consistera, au contraire, à mettre en évidence l’apparence elle-même en tant que pure apparence. L’univers filmique de l’auteur révèle ici le lien étroit qu’il entretient avec toute une tradition cinématographique, celle où les décors ne sont que des façades en trompe-l’œil. On pense évidemment ici à Chantons sous la pluie, de Gene Kelly et Stanley Donen. Kelly, avouant à Debbie Reynolds qu’il a besoin d’un « décor » pour lui déclarer son amour, va mettre en place une gigantesque machinerie, à laquelle nous finirons pourtant, miraculeusement, par ne plus prêter attention : les auteurs dénoncent donc les artifices de la mise en scène, tout en réussissant à les faire oublier. Un cinéaste classique démontrerait que derrière les façades il n’y a rien, mais seulement des étais qui leur permettent de tenir debout. A l’opposé d’une telle conception, le parti pris du cinéaste, analogue à celui de la comédie musicale, consisterait plutôt à construire des décors qui se donnent comme tels, et que pourtant il persisterait à prendre pour la seule vérité. N’est-ce pas que le cinéma est ce lieu de nulle part où l’apparence devient le vrai ?

Il s’agit donc ici de faire voir que la réalité, loin d’être la vérité de l’apparence, reçoit de cette dernière son statut. Ainsi, dans L’Amant de cinq jours, c’est la légèreté et la duplicité de Claire (l’apparence) qui nous introduisent progressivement à l’univers obscur qui est le sien : ce besoin d’échapper à l’ennui, la béance du temps, son amour pour Georges, son mari, mais aussi l’impossibilité où elle est de borner son désir et toute son existence à cet homme. En ce sens la scène fondatrice du film, la plus belle aussi, est sans doute la dernière. Claire a rompu avec Antoine qui n’a pas su comprendre que le jeu était tout le sérieux de la vie, qui a cru pouvoir passer de l’apparence à la réalité — comme si le vêtement n’était pas la chair même de l’homme3. Elle est disposée déjà à accueillir le prochain partenaire qui, croyant la séduire ou l’aimer, entrera dans son jeu. Claire s’arrête alors devant la vitrine illuminée d’une bijouterie. Vitrine, illuminée, d’une bijouterie : cette triplicité de l’apparence, donnée en une seule image, est un modèle de surdétermination. Faut-il rappeler le parallèle étymologique qu’établit Aristote, dans le De anima4, entre phantasia, la fantaisie, et phuos, la lumière. Lumière et fantaisie, c’est tout un — et la vitrine illuminée de la bijouterie est le rêve même de Claire. Toute cette scène n’est donc qu’un perpétuel jeu de miroirs. Cet instant est celui du rêve, de l’imaginaire, et il contient en lui toute la première partie du film. Puis la vitrine s’éteint, les bijoux disparaissent, grisaille du réel. Toute une part de la vie de Claire est là, dans cette obscurité qu’elle vit quotidiennement avec Georges, son mari, archiviste de métier (et qu’y a-t-il de plus obscur qu’un obscur archiviste ?). Cette part d’elle-même, Claire ne la refuse pas : elle est à sa façon bonne épouse et bonne mère, et Antoine apprendra à ses dépens qu’elle aime son mari. Elle refuse pourtant de — ou ne réussit pas à — s’y réduire. Son prénom même dit assez tout l’éclat dont elle a besoin, et dont elle est porteuse. La grise réalité est là pour un temps, mais que l’apparence revienne vite, car dans la grisaille Claire pourrait bien s’éteindre, et son mari l’a bien compris — qui la laisse être elle-même, c’est-à-dire rêver (Ne précise-t-elle pas que c’est de lui qu’elle tient ses bijoux, cette matière de rêve ?). Que s’allume une autre vitrine (la présentation de mode, au début du film, n’était-elle pas comme une première vitrine ?), que le nouvel amant apparaisse… déjà une voix l’interpelle. Un inconnu que nous ne verrons pas. Une autre histoire d’amour, qui pourrait faire un autre film — le même. Cet éternel retour du Même, qui caractérise la figure de la séductrice dans L’amant de cinq jours, est à rapprocher des analyses de Jean Baudrillard : « La séductrice se veut immortelle, comme l’hystérique, éternellement jeune et sans lendemain, à la stupeur de tous, étant donné le champ de désespoir et de déception où elle évolue. Mais justement, elle y survit parce qu’elle est hors psychologie, hors sens, hors désir. Ce qui tue les gens et les fatigue, c’est le sens qu’ils donnent à leurs actes — or la séductrice n’accorde pas de sens à ce qu’elle fait, elle ne supporte pas le poids du désir ».

Tout le film tient dans cette opposition dont le dernier plan juxtapose et immobilise les deux termes. C’est elle qui exprime, en langage cinématographique, l’opposition philosophique de l’apparence et de l’essence. Et ce n’est pas un hasard si le film s’achève sur cette vitrine obscure : ce n’est pas seulement parce que le cinéma, en tant qu’art visuel, ne peut saisir l’obscurité et vit de lumière ; c’est aussi, et surtout, à cause de cette prévalence de l’apparence qui marque l’univers de Philippe de Broca. Le film s’achève parce que le cinéaste n’a plus rien à nous dire : il se refuse à sortir de l’apparence pour atteindre une prétendue réalité plus profonde. C’est en ce sens que de Broca est baroque : il en reste à cette « perle irrégulière » ou à ce diamant qui est sans profondeur, tout apparence. Il retrouve Nietzsche : « L’apparence pour moi, c’est la réalité agissante et vivante elle-même qui, dans sa façon de s’ironiser elle-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il n’y a là qu’apparence, feu follet et danse des elfes, et rien de plus5 » — Et Pascal.

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5Le Gai Savoir, I, 54, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, 1967.