Reportage sur le tournage

du « Diable par la queue »

En juin 1968, une journaliste de L’Express se rend sur le tournage du Diable par la queue, au château de Fléchères, « un château Henri IV, très authentique et ocre, un peu croulant, au cœur du pays beaujolais ».

Interrogé sur les raisons qui l’ont poussé à accepter ce film, Yves Montand répond spontanément : « J’avais besoin d’une grande bouffée d’air frais ». Le propriétaire des lieux semble ravi de toute cette animation. « Croyez-moi, ces gens de cinéma sont exquis », dit-il. « C’est vrai. La productrice, Michèle de Broca, œil d’acier et voix de velours, veille sans répit au bien-être de son équipe et accessoirement à celui de son mari, Philippe, le metteur en scène. Il a 35 ans. C’est un feu follet grave. Il fut l’assistant de Claude Chabrol, l’auteur de comédies douces-amères (Les Jeux de l’amour, L’Amant de cinq jours) et de fresques ironiques (L’Homme de Rio, Les Tribulations d’un Chinois en Chine). « Ce sont mes films musculo-respiratoires », dit-il.

Il dirige avec sa femme les productions Fildebroc. Mais aujourd’hui, il a décidé qu’il cesserait bientôt d’être producteur : « Je trouve immoral, dans la conjoncture actuelle, de me retrouver dans la situation de patron. J’ai envie de redevenir un violoniste. Avec « Le Diable par la queue », je voudrais réussir un film rose et mauve. un Marivaux moderne. C’est très difficile. De plus en plus difficile. Entre le style et les tics, la frontière est si fragile… » Et il passe une main lasse dans ses cheveux teints en blond nordique. Il fera quinze secondes de figuration dans son film, il ne se consolera jamais de ne pas être, aussi, un grand acteur… Il soupire, et ajoute: « Enfin, je crois que j’ai réuni une bonne distribution. »

Singulière, en tout cas. Il y a Marthe Keller, 23 ans. Baloise. Démaquillée, elle ne ressemble à rien. Maquillée, transfigurée, elle ne ressemble à personne. Il y a Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle : « Nous sommes de bonnes copines. Quand on sera vieux, on nous prendra pour des frères… » Il y a Maria Schell, dans l’épanouissement doré de sa maturité autrichienne, qui est là avec son mari peintre. Celui-ci semble apprécier à sa juste valeur les petits vins locaux, et lorsque gaiement il butine des cerises aux oreilles des starlettes, Maria Shell s’écrie en riant : « Zuffit! Papy ! »

Il y a aussi Madeleine Renaud. Elle n’avait pas tourné depuis « Le Dialogue des carmélites ». Elle est très touchante, et les messieurs viennent lui baiser. la main. Lorsqu’elle parle de l’affaire de l’Odéon, elle dit : « Mon affreux petit drame. » Elle porte avec beaucoup de dignité le veuvage (provisoire ?) de son théâtre. Elle affirme : « Je ne me sens pas dépaysée. Le cinéma, c’est comme la bicyclette, ça ne s’oublie jamais. »

Tout cela est fraternel, industrieux et si reposant. Sans milliards et sans fanfares. M. et Mme Philippe de Broca, P.D.G. des productions Fildebroc, sont en train de faire un film au soleil. Un grand film ? Trop tôt pour le savoir. Un joli film, en tout cas, avec juste ce qu’il faut d’inquiétude et d’amitié. »

Article de Daniele Heymann, « Yves Montand au boulot », paru dans le numéro de L’Express du 8 juillet 1968.