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« La Moustache de Claude Rich » par de Broca

La Moustache de Claude Rich
(par Philippe de Broca)

« Mon ami Claude Rich est un drôle d’oiseau. Il faut dire que plus les acteurs sont bons, plus ils sont oiseaux !

Un exemple…

Nous décidons, deux mois avant le tournage du « Jardin des plantes » que le personnage qu’il va incarner aura une moustache. Claude en essaye une fausse : épatant !

Je lui dis : « Laisse toi pousser le poil, nous taillerons ta moustache comme il se doit la veille du tournage. »

Les semaines passent, Claude se rase tous les matins. Il finit par avouer qu’il préfère mettre tous les matins une fausse moustache et entrer ainsi dans son personnage. Il fait donc tout le film avec ce postiche qu’il faut recoller, replacer, retailler, sécher à chaque instant. Ça pique, ça bloque la lèvre supérieure et interdit tout fou-rire. Bref, tout être normalement constitué trouverait cela insupportable.

Mais je me suis vite aperçu que pour Claude, ce postiche était un refuge, un prétexte pour se regarder longuement dans un miroir avant de tourner une scène. Fouiller le visage de cet homme qui n’est pas lui mais qui a son visage, sa voix, sa chaire et des morceaux de ses souvenirs.

Claude fait semblant de retrouver un poil rebelle et guette, en fait, l’âme de son double.

La preuve ?

Le dernier jour, la dernière prise du dernier plan est dans la boîte… Claude va s’assoir à quelque distance. Il regarde longuement dans son miroir, cette moustache. Il la caresse, il la titille, ne se résout pas à l’enlever, s’approche encore de ce reflet d’un postiche désormais inutile.

Puis il l’arrache.

Passons à autre chose ! »

Philippe de Broca

(13 septembre 1994)


« En cas de danger, plaisante » (à propos du « Roi de cœur »)

« En cas de danger, plaisante »

par Mathilde Albouy 

« En cas de danger, plaisante »

Cette maxime d’Henri Michaux me revient si souvent, et cette fois encore après avoir revu Le Roi de cœur de Philippe de Broca.

Ancien souvenir de cinéma très fort, de ces films dont on sort comme on s’éveille d’un rêve intense et beau. L’empreinte qu’il laisse est plus forte encore que son déroulé.

Empreinte posée sur quelque chose en nous de profond, de précieux, d’indéfinissable, qui a à voir avec l’enfance, qui perdure quand on grandit mais se laisse ensevelir par l’expérience de la vie qui nous apprend à nous débrouiller avec le réel, qui nous enseigne à ne plus être des enfants car on ne peut mener une vie d’adulte autonome et libre sans ranger sagement cette enfance de nous-même dans un coin de nous.

C’est cette métaphore de la fin du film : tous ces « fous » qui regagnent leur « asile d’aliénés » : asile comme abri, toit protecteur, « aliénés » comme privés de liberté. Effectivement, c’est une prison dont on ne peut sortir. Ils la retrouvent volontairement après une escapade dans une ville désertée qu’ils ont investie en vivant leur fantaisie au cœur de ce que le monde adulte offre de pire : la guerre.

Des enfants qui vont de pestacle en pestacle, fermement décidés à préserver coûte que coûte l’esprit de légèreté et d’insouciance ; rien n’est grave pour ces « doux dingues », ni les lions en liberté, ni l’amour, ni la mort, ni les militaires… Tout est vécu comme une anecdote amusante, une aventure excitante. Tout les émerveille, ils se promènent en cortèges et fanfares, chantent et dansent, posent leurs chaises pour applaudir.

On ne peut pas dire qu’on rit ; le film comme comédie a quelque chose de gauche, et sans doute cela explique-t-il l’insuccès du film à sa sortie si on attendait une comédie. Question de rythme sans doute, mais question de sujet surtout.

C’est un conte philosophique sur la folie, la vraie, celle de la guerre, montrée dans son absurdité quand troupe militaire allemande et troupe écossaise se font face et se tuent sous les yeux des « fous » ; image à peine caricaturée du réel de la Grande Guerre, de ces guerres de tranchées absurdes. Quel est ce monde si cramponné à la vie qui organise des massacres depuis la nuit des temps ?

Il y a quelque chose de si grave et de si émouvant chez ces « fous » obstinés à la gaieté, et finalement si conscients de la construire : « en cas de danger, plaisante ». C’est une injonction. Les fous du Roi de Cœur savent bien la réalité du monde : ils n’y vont pas, ne quittent pas Senlis, la ville désertée miraculeusement pour eux, décor merveilleux de leur loufoquerie, et retournent tranquillement en abandonnant leurs costumes et accessoires dans leur asile-abri quand les habitants du vrai monde réintègrent leur ville.

N’existent-ils pas en nous ces fous chéris, facétieux et fêtards, peu soucieux des règles établies, qui souhaiteraient un peu plus s’exprimer dans le monde adulte du raisonnable, du devoir, de la loi, du réel ?

Le film pose un sujet sur l’incompatibilité de ces mondes, la grande difficulté de leur cohabitation.

Je me demande si tout le cinéma de Philippe de Broca ne contient pas ce sujet bien plus grave et douloureux qu’il n’y paraît : le charme de l’insouciance, son énergie, sa grâce, peuvent-ils vivre tout à fait pleinement dans le monde du réel ?

La profonde mélancolie de Jean-Claude Brialy qui s’exprime dans cette phrase commencée dans un sourire, achevée sur un visage grave : « les plus beaux voyages se font par la fenêtre ».


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