« Chère Louise » : L’amer maternel

Article de la journaliste Florine Marmu dans la revue Revus & Corrigés à l’occasion de la ressortie du film en 2022.

Adapté d’une nouvelle de Jean-Louis Curtis, L’Éphèbe de Subiaco (1969), Chère Louise marque une rupture dans la filmographie de Philippe de Broca. Drame sentimental moderne et ambitieux, le film raconte l’histoire de Louise (Jeanne Moreau), une quarantenaire esseulée qui tente de prendre un nouveau départ à Annecy où elle fait la rencontre de Luigi (Julian Negulesco), un jeune immigré italien. Philippe de Broca prend le parti de mettre en scène une histoire d’amour interdite entre deux personnages en marge de la société. Louise est une femme divorcée et sans enfant, rejetée par son milieu bourgeois tandis que Luigi, jeune étranger frivole et attirant, n’est pas très intéressé par le travail et préfère vivre au jour le jour.

Celui que François Truffaut surnommait « le poète de la dérision » enchaîne, à cette époque, les comédies à succès telles que Cartouche (1962) ou L’Homme de Rio (1964) – et comme il le confiait en 2003 : « je me rêvais comme Orson Welles mais l’avenir m’ayant appris assez vite que je n’étais pas un génie, je me suis orienté vers la comédie ». Ce n’est donc peut-être pas un hasard si Philippe de Broca décide de collaborer avec Jeanne Moreau, actrice et amie proche d’Orson Welles, pour s’essayer au registre dramatique. Mais, bien que le centre historique d’Annecy ait remplacé les grandes étendues exotiques de d’habitude, le sujet du drame est semblable à celui de la comédie : une histoire d’amour chaotique – souvenons-nous de la fin amère de Cartouche.

Si Louise propose d’abord à Luigi de l’héberger pour une nuit, le réconfort mutuel du temps passé ensemble trouble peu à peu leurs rapports. Leur différence d’âge impose une confusion des sentiments de chaque instant. Louise ne peut s’empêcher de prendre soin de Luigi comme d’un enfant et lui enseigne le français et la géographie, repasse ses chemises et lui prépare ses repas. Mais face à ce garçon qui a le visage de l’amour, elle ne peut résister. Progressivement, le vieux peignoir s’entrebaille, elle rajeunit. Dès lors, Chère Louise se transforme en un drame romantique : Philippe de Broca et son co-scénariste Jean-Loup Dabadie font ici le choix osé d’y glisser en ayant préalablement mis en scène cette relation quasi-filiale. Mais la transition se fait spontanément, sans que la vie des deux personnages n’en soit bouleversée, et c’est finalement leur quotidien de rituels et de petits gestes tendres qui intéresse le cinéaste. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’un tel postulat, Chère Louise n’est pas un mélodrame mais plutôt une description réaliste d’un amour impossible, où seul le thème – magnifique – de Georges Delerue apporte la touche lyrique attendue du genre.

Philippe de Broca s’appuie sur une certaine tradition de la « parenthèse enchantée » afin de monter les obstacles que peuvent rencontrer un couple où la femme est considérablement plus âgée que son amant. On pense immédiatement à Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk (1955), qui traitait déjà ce thème et la manière dont cette liaison taboue est difficilement admise par la société. Louise et Luigi entrent peu à peu en résistance afin de vivre leur amour au grand jour. Ils se battent pour leur liberté et Louise n’hésite pas à choquer en affichant son nouvel amant devant les parents d’élèves et les petits commerçants de la ville. Seulement, entre eux, la confusion persiste. Dans ce pays inconnu où il n’a ni soutien ni famille, Luigi ne se défait jamais complètement de l’image de Louise comme d’une mère protectrice.

Outre l’intrigue principale, l’indéniable qualité de Chère Louise est de ne jamais perdre de vue le sujet de la précarité, ici incarnée par le personnage de Luigi. Ce propos puise sa force dans le choix de la ville d’Annecy, une ville bourgeoise qui cristallise les inégalités. Pendant que certains peinent à trouver du travail dans un centre-ville en manque d’activité, les plus aisés se partagent une vue imprenable sur le lac – on se souvient, par exemple, de la superbe villa du Genou de Claire d’Eric Rohmer (1970). Ici, la ville est le décor d’une tristesse et d’une solitude qui n’en finit pas et dont les abords industriels peinent à offrir un décor propice à la passion.

Le film connut un échec public et critique considérable lors du Festival de Cannes de 1972 (« C’est la seule fois où je suis allé à Cannes comme un imbécile. J’ai subi un massacre »), rappelant celui douloureux du Roi de cœur (1966), aujourd’hui souvent considéré comme l’un des meilleurs films de Philippe de Broca. Longtemps, Chère Louise est resté tristement invisible, alors que cette incursion dramatique, aux thèmes toujours contemporains, confirme la délicatesse d’un auteur qui, tout aussi longtemps, nous a échappé.

Article publié dans Revus & Corrigés n°14, printemps 2022