« Le Schoendoerffer de la comédie »
par Philippe Noiret

Quand j’ai rencontré Philippe de Broca, je connaissais ses premiers films que j’avais beaucoup aimés. Tout en appartenant au courant de la nouvelle Vague, c’est quelqu’un qui s’en démarquait par un ton différent et certainement moins de gravité. Il n’y a que Les Tribulations d’un Chinois en Chine qui m’avait un peu déçu par rapport à ses films précédents par ce, d’un coup, il s’éloignait des gens : les gags et les cascades prenaient le pas sur les personnages. C’est une impression qu’on a quelquefois dans son cinéma : il ne fait pas assez confiance à ses personnages et se rassure en leur faisant faire des pirouettes ! En revanche, c’est un obsédé du rythme et il a raison de l’être, on ne va jamais assez vite dans une comédie. Ça fait quand même très curieux lorsque vous avez l’impression d’aller déjà très vite au point de presque bafouiller et qu’il vient juste vous dire : « Là, je me suis un peu ennuyé ». Philippe de Broca me fait beaucoup rire : c’est un des metteurs en scène les moins psychologues que j’ai rencontré de ma vie et Dieu sait que j’en ai rencontré ! Ne pas faire l’effort de comprendre les gens à ce point, c’est rare ! Il faut vraiment l’accepter tel qu’il est, sinon ça ne colle pas. En fait tous les héros de ses films sont… Lui. Ce qu’il y a de drôle, c’est qu’en vieillissant, il soit passé de Jean-Pierre Cassel à moi. Ça doit lui faire plaisir de se voir incarner par quelqu’un qui a 40 cm et 60 kg de plus que lui !

Philippe de Broca est un homme pressé. Par quoi est-il pressé, je n’en sais rien. Je ne trouve pas grave que cela se ressente de temps en temps dans ses films ; ce que je regrette, c’est qu’à cause de cela il soit passé à côté de certaines rencontres. Sur un tournage, on aurait quelquefois besoin d’une autre prise ou d’un plan plus rapproché. Il est déjà à 150 m de là avec son viseur en train de dire : « Bon, on met la caméra là ». Cela lui écorcherait la gueule de nous dire que c’était bien alors qu’on reprend notre respiration, qu’on se remet une émotion qu’on a essayé de faire passer. Quand vous le connaissez, ça vous laisse froid, et quand vous le découvrez, vous avez de quoi vous sentir frustré !

Avec lui, c’est toujours un grand jeu de tourner un film. Dans L’Africain, les huit premiers jours de tournage étaient situés au pied du Kilimandjaro (qui demeurait dans les brumes comme 360 jours sur 365 ce qu’on ne dit évidemment jamais aux touristes !) Nous tournions autour et dans un lac où nous devions, Catherine Deneuve et moi, plonger, nous cacher… On a tourné la toute la journée ! un type est sorti de l’eau en disant : « Tout va bien ils n’ont pas bougé ! » Étonnement de notre part. « Qui, quoi ? » « Eh bien les crocodiles, là au fond du lac »… Avec lui il n’y a pas de limites. On aime ça retomber en enfance. Vivre de belles aventures, traverser des ponts de lianes…

De Broca, c’est un peu le Schoendoerffer de la comédie, l’un des derniers vrais aventuriers du cinéma français. C’est vraiment dommage qu’il n’ait pas d’héritier. J’aurais aimé que Rappeneau et lui nous fassent un petit, je l’aurais adopté ! Comme ça, j’aurais tourné tous les deux ans et demi un film bien préparé. Épatant, quoi !

Une chose est certaine : Philippe de Broca n’a pas la place qu’il mérite dans le cinéma français. Surtout depuis quelques années où je ressens une grande condescendance vis-à-vis de lui. C’est que nous vivons une époque de bluff et de marketing. Si vous venez dans Sacrée Soirée exposer les larmes aux yeux tout le talent que vous avez et la passion que vous avez mise dans votre travail, là, ça marche. Aussi bien sur les Cahiers du Cinéma que sur VSD ! Si vous avez quelqu’un comme de Broca qui dit : « Non, ce n’est pas très réussi… Je ne sais pas… Je suis déjà sur une autre chose… Et puis il faut s’amuser dans la vie et je réclame le droit à la frivolité… » Alors, les pouces se baissent. C’est une époque où la légèreté – dans le sens d’insuffisance – est devenue tellement répandue que seuls les gens qui ont la prétention à la lourdeur et à l’importance de ce qu’ils font, trouvent une audience. Les autres, non ! En fait, il faut s’autoproclamer metteur en scène de génie et de Broca ne l’a jamais fait ! Il se contente de son grand talent.

Philippe de Broca est mon ami et un homme selon mon cœur. Ils sont comme cela quelques-uns avec qui je me sens bien. J’ai une faiblesse pour Philippe et il le sait.

« J’hésite toujours à te proposer quelque chose, me dit-il, chaque fois tu dis oui !… »