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Bruno Troublé raconte la passion de la mer de De Broca

Bruno Troublé raconte la passion

de la mer de De Broca

Le skippeur français Bruno Troublé, qui a (entre autres) participé aux JO de Mexico en 1968 et de Montréal en 1976, vient de publier un livre de souvenirs aux éditions Albatros, Pas une minute à perdre !. Il y évoque notamment son amitié avec Philippe de Broca, les quinze dernières années de la vie de ce dernier.

« Un ami inoubliable ! Nous ne l’avons pas connu par le cinéma, mais par la mer. Un peu comme mon père bien-aimé, Broca était un marin tardif : il a acheté son bateau, un Taillefer en acier, à 50 ans ! (…) Le Moana, hivernait au chantier Le Borgne à côté de notre maison de vacances au Parun, située sur la berge de la rivière d’Auray à Baden, et nous sommes ainsi rapidement devenus proches. » Le cinéaste aimait particulièrement le golfe du Morbihan et l’île de Boëdic où il avait tant joué enfant. Il y a d’ailleurs tourné des scènes du Cavaleur et des Clés du paradis.

« Il aimait à dire : « Le golfe du Morbihan est accueillant mais l’idée d’aller affronter Belle-Île correspondait dans mon imaginaire à aller affronter le cap Horn… Et je préfère répondre aux Parisiens : « Comment ? Vous ne connaissez pas le golfe et la pointe des poulains ? », que leur dire « Oui, c’est moi le metteur en scène de L’Homme de Rio »… »

Malgré tout, reconnaît Troublé, si le cinéaste « adorait naviguer, il était assez incompétent, inconscient et maladroit. » Mais « sa joie de vivre, sa légèreté » ont comblé Troublé et sa femme. « On a tellement rigolé ! Philippe perdait sans arrêt son téléphone portable, qu’il mettait dans la pochette de sa chemise. Lorsqu’il se penchait en avant, le téléphone tombait… Il est ainsi tombé dans 30 centimètres d’eau alors qu’il tirait son annexe sur la plage. Il n’a fait ni une ni deux : « Je vais le mettre dans le four dix minutes, il va remarcher ! » On a sorti, une heure après, des lambeaux de plastique noir. »

Pas une minute à perdre !

(Editions Albatros, 256 pages, 27 euros)


Interview de Marthe Keller dans « Schnock »

Interview de Marthe Keller
dans « Schnock »

Le nouveau numéro de la revue Schnock consacre une interview-carrière à l’actrice Marthe Keller (réalisée par Clara Laurent). Elle y parle notamment du Diable par la queue et de la façon dont Philippe de Broca l’a découverte à Berlin, alors qu’elle jouait Le Songe d’une nuit d’été. « Il m’a fait savoir par mon agent qu’il me proposait le rôle de la jeune baronne. Sauf que dans le scénario, il y avait le personnage de Charlie. Comme le prénom était écrit avec un « e », j’ai cru que c’était mon rôle alors que c’était celui du garagiste. » Son accent allemand (et son incapacité à dire des mots comme « mademoiselle » ou « un œillet à la boutonnière ») pousse le cinéaste à engager Maria Schell pour jouer sa mère. « On était en plein Beaujolais, on mangeait tellement bien… Je ne savais pas qu’on pouvait aussi bien vivre tout en faisant du bon travail. On s’est tous adorés, on habitait dans le même hôtel, c’était merveilleux. On avait hâte de se retrouver sur le plateau tellement on était bien. » L’actrice a cependant mal vécu la scène où elle monte dans un arbre en mini-jupe. « On voit ma culotte ! J’avais l’impression que j’étais dans un film porno ! » Une histoire d’amour nait entre de Broca et Marthe Keller pendant le tournage. « Il me faisait tellement rire ! J’ai toujours marché avec l’humour, toute ma vie. Je le trouvais tellement fin et merveilleux. Il est arrivé ce qui est arrivé. »


« Le Schoendoerffer de la comédie » par Philippe Noiret

« Le Schoendoerffer de la comédie »
par Philippe Noiret

Quand j’ai rencontré Philippe de Broca, je connaissais ses premiers films que j’avais beaucoup aimés. Tout en appartenant au courant de la nouvelle Vague, c’est quelqu’un qui s’en démarquait par un ton différent et certainement moins de gravité. Il n’y a que Les Tribulations d’un Chinois en Chine qui m’avait un peu déçu par rapport à ses films précédents par ce, d’un coup, il s’éloignait des gens : les gags et les cascades prenaient le pas sur les personnages. C’est une impression qu’on a quelquefois dans son cinéma : il ne fait pas assez confiance à ses personnages et se rassure en leur faisant faire des pirouettes ! En revanche, c’est un obsédé du rythme et il a raison de l’être, on ne va jamais assez vite dans une comédie. Ça fait quand même très curieux lorsque vous avez l’impression d’aller déjà très vite au point de presque bafouiller et qu’il vient juste vous dire : « Là, je me suis un peu ennuyé ». Philippe de Broca me fait beaucoup rire : c’est un des metteurs en scène les moins psychologues que j’ai rencontré de ma vie et Dieu sait que j’en ai rencontré ! Ne pas faire l’effort de comprendre les gens à ce point, c’est rare ! Il faut vraiment l’accepter tel qu’il est, sinon ça ne colle pas. En fait tous les héros de ses films sont… Lui. Ce qu’il y a de drôle, c’est qu’en vieillissant, il soit passé de Jean-Pierre Cassel à moi. Ça doit lui faire plaisir de se voir incarner par quelqu’un qui a 40 cm et 60 kg de plus que lui !

Philippe de Broca est un homme pressé. Par quoi est-il pressé, je n’en sais rien. Je ne trouve pas grave que cela se ressente de temps en temps dans ses films ; ce que je regrette, c’est qu’à cause de cela il soit passé à côté de certaines rencontres. Sur un tournage, on aurait quelquefois besoin d’une autre prise ou d’un plan plus rapproché. Il est déjà à 150 m de là avec son viseur en train de dire : « Bon, on met la caméra là ». Cela lui écorcherait la gueule de nous dire que c’était bien alors qu’on reprend notre respiration, qu’on se remet une émotion qu’on a essayé de faire passer. Quand vous le connaissez, ça vous laisse froid, et quand vous le découvrez, vous avez de quoi vous sentir frustré !

Avec lui, c’est toujours un grand jeu de tourner un film. Dans L’Africain, les huit premiers jours de tournage étaient situés au pied du Kilimandjaro (qui demeurait dans les brumes comme 360 jours sur 365 ce qu’on ne dit évidemment jamais aux touristes !) Nous tournions autour et dans un lac où nous devions, Catherine Deneuve et moi, plonger, nous cacher… On a tourné la toute la journée ! un type est sorti de l’eau en disant : « Tout va bien ils n’ont pas bougé ! » Étonnement de notre part. « Qui, quoi ? » « Eh bien les crocodiles, là au fond du lac »… Avec lui il n’y a pas de limites. On aime ça retomber en enfance. Vivre de belles aventures, traverser des ponts de lianes…

De Broca, c’est un peu le Schoendoerffer de la comédie, l’un des derniers vrais aventuriers du cinéma français. C’est vraiment dommage qu’il n’ait pas d’héritier. J’aurais aimé que Rappeneau et lui nous fassent un petit, je l’aurais adopté ! Comme ça, j’aurais tourné tous les deux ans et demi un film bien préparé. Épatant, quoi !

Une chose est certaine : Philippe de Broca n’a pas la place qu’il mérite dans le cinéma français. Surtout depuis quelques années où je ressens une grande condescendance vis-à-vis de lui. C’est que nous vivons une époque de bluff et de marketing. Si vous venez dans Sacrée Soirée exposer les larmes aux yeux tout le talent que vous avez et la passion que vous avez mise dans votre travail, là, ça marche. Aussi bien sur les Cahiers du Cinéma que sur VSD ! Si vous avez quelqu’un comme de Broca qui dit : « Non, ce n’est pas très réussi… Je ne sais pas… Je suis déjà sur une autre chose… Et puis il faut s’amuser dans la vie et je réclame le droit à la frivolité… » Alors, les pouces se baissent. C’est une époque où la légèreté – dans le sens d’insuffisance – est devenue tellement répandue que seuls les gens qui ont la prétention à la lourdeur et à l’importance de ce qu’ils font, trouvent une audience. Les autres, non ! En fait, il faut s’autoproclamer metteur en scène de génie et de Broca ne l’a jamais fait ! Il se contente de son grand talent.

Philippe de Broca est mon ami et un homme selon mon cœur. Ils sont comme cela quelques-uns avec qui je me sens bien. J’ai une faiblesse pour Philippe et il le sait.

« J’hésite toujours à te proposer quelque chose, me dit-il, chaque fois tu dis oui !… »


« Un ami, deux Broca » par François Truffaut

« Un ami, deux Broca »
par François Truffaut

En 1958, il n’était pas facile de s’improviser metteur en scène ! Pour avoir, syndicalement, le droit de réaliser un film, on devait avoir suivi trois stages, été trois fois second assistant et trois fois premier. Ayant seulement réalisé deux court-métrages dont l’un en 16 mm, il me fallut comparaître, avant d’entreprendre Les Quatre cents coups, devant une Commission Syndicale réunie au Centre National du Cinéma.

– Qui avez-vous choisi comme superviseur technique ?
– Personne…
– Alors nous ne pouvons pas vous donner l’autorisation de tournage.
– Oh !
– Qui aviez-vous pressenti comme assistant ?
– Philippe de Broca.
– Ah, c’est différent. Si vous avez le concours de Philippe de Broca, effectivement vous n’avez pas besoin de superviseur.

Des le premier jour de tournage, les événements allaient donner raison aux juges de la Commission Syndicale. Alors que je me prenais les pieds dans tous les câbles électriques, que je me collais le viseur dans le mauvais œil et par le mauvais bout, Philippe de Broca avec une compétence pleine d’entrain, m’aidait à concrétiser mes abstractions, me faisait soupeser les avantages et les inconvénients de chaque décision et m’amenait en douceur, sans jamais faire étalage de sa science, à tourner des plans susceptibles ultérieurement de se succéder correctement à l’écran.

Une scène du scénario des 400 coups prévoyait de montrer Antoine et René, les deux copains, confectionnant du caramel en faisant fondre du sucre qu’ils laissaient se répandre, liquide, sur une cheminée de marbre. Ensuite, pour détacher les flaques de caramel solidifié, les deux enfants attaqueraient le marbre à l’aide d’un bronze d’art représentant un cheval. Un jour, pendant la préparation du film, Philippe vient me trouver et me dit : « à propos du cheval, j’ai trouvé quelque chose, pas exactement ce qui était prévu, mais tout de même, j’aimerais te montrer. » Il m’amène devant un magasin d’antiquités, sur les quais de la Seine et me désigne, à travers la vitrine, un cheval grandeur nature, empaillé. Philippe semblait tellement ravi de sa trouvaille – et j’ai été moi-même si épaté – que nous avons transformé la scène prévue et que nous avons loué le cheval -grandeur -nature, pour deux semaines, en l’intégrant temps bien que mal au scénario.

Ayant sacrifié au vice bien agréable qui consiste à parler de soi lorsqu’on est censé faire l’éloge d’un confrère, je vais à présent énumérer les films de Philippe que je préfère : Les Jeux de l’AmourL’Amant de cinq joursL’Homme de RioLe Roi de CœurLe Diable par la queueLa Poudre d’escampetteTendre pouletLa Cuisse de Jupiter, mais je dois avouer ici que je n’ai pas vu l’œuvre complète de mon ami, gardant ainsi en réserve quelques belles soirées où se mêleront surprise et nostalgie. Lorsque je rencontre mon vieux complice et que je lui dis : « je suis désolé d’avoir manqué ton dernier film » il me répond, malicieux et modeste : « moi aussi, je suis désolé de l’avoir manqué ! »

Artiste pudique au point de ne jamais prononcer le mot « art », Philippe est un poète de la dérision, un poète réticent, celui dont on dit dans la cour de récréation de communale :

« Il fait des vers
Sans en avoir l’air
Et de la poésie
Sans en avoir envie »

Philippe de Broca ne prise guère l’exégèse cinéphilique et ne supporte pas les discussions laborieuses. Un critique, dont le nom évoque un empereur romain, s’approche un jour de Philippe et entreprend de lui expliquer doctement pourquoi il a été déçu par son dernier film. Quand ce critique, qui est un vieil ami même s’il pousse le manque d’humour jusqu’à l’infirmité, a terminé son topo, Philippe le regarde et lui dit, en désignant ses chaussures : « Ouais, ouais, mais tout de même, j’ai de belles pompes, vous ne trouvez pas ? »

Philippe ne s’attendrit pas facilement sur les enfants, mais reconnaissons-lui le mérite d’avoir toujours su réfréner ses instincts de meurtre quand la nécessité du scénario l’oblige à flanquer un gamin devant sa caméra. Par contre, les petits vieux marrants le mettent dans un état d’euphorie incroyable et c’est sûrement dans ses films qu’on a pu voir « pour la dernière fois à l’écran » des génies comme Pierre Palau ou Lucien Raimbourg, le créateur d’En attendant Godot. Philippe les bichonne, ses vieillards pittoresques et croulants, il les entoure de mille soins et leur réserve les plus beaux gros plans, comme si, à travers eux, il se cherchait non un père comme tout un chacun mais, carrément, un grand-père.

J’écris ces lignes au moment où, comme s’ils s’étaient donnés le mot, les journalistes attaquent volontiers les metteurs en scène qui se racontent dans leur film, l’insulte la plus souvent utilisée pour les fustiger étant  « nombrilisme ». Dieu sait si Philippe de Broca n’encourt pas le reproche de verser dans l’autobiographie et pourtant on pourrait tracer un portrait de lui, simplement en alignant les titres de ses films, Le FarceurLe VeinardUn Monsieur de (bonne) compagnieLe Roi de CœurL’IncorrigibleLe Magnifique. Je n’ose me prononcer en ce qui concerne Le Cavaleur car, sur le mur de sa vie privée, de Broca n’a pas manqué d’imposer l’écriteau de Xanadu : « No trespassing ».

Dans Le Roi de Cœur, Philippe nous raconte l’histoire d’une petite ville française qui, pendant la guerre de 1914-1918, se vide de tous ses habitants. Les pensionnaires d’un asile d’aliénés font le mur et investissent la cité, prenant la place du coiffeur, du bistrot, de l’épicier, du curé, du facteur, etc. Allez savoir pourquoi, ce film, lors de sa sortie en France, en décembre 1967, fut un échec total. Pour tenter d’améliorer le box office désastreux, une journée d’exclusivité, au lendemain de Noël, fut organisée avec entrée libre dans toutes les salles, gratuité annoncée par une pleine page de publicité dans les quotidiens : bernique ! Même à l’œil, pas un chat ! Or ce même film, Le Roi de Cœur est l’un des plus grands succès français en Amérique depuis douze ans et vient de commencer une quatrième ou cinquième exclusivité à New York. Allez comprendre ! L’essentiel est qu’à l’heure de Greenwich village, le lansquenet frappe toujours à minuit.

En Amérique toujours, la télévision protectionniste comme il ne devrait pas l’être permis, cantonne les films européens sur les chaînes culturelles, les programmant en version sous-titrée, de préférence au beau milieu de la nuit. Sur les trois grandes chaînes, aux bonnes heures d’écoute, un seul film français a réussi à s’immiscer, c’est l’Homme de Rio ou Belmondo s’agite, doublé en anglais avec un accent italien qui surprend pendant la première bobine mais finalement convient parfaitement aux jeux de mains de notre super doué guignolo.

C’est donc en Amérique qu’il faut voir les films de Philippe pour en apprécier l’impact. Les étudiants aiment tellement ses films que les cinémas des campus les affichent le plus souvent en double programme comme s’ils avaient décidé de remplacer la particule de son nom par le chiffre qu’elle suggère phonétiquement : Philippe deux Broca !

Il y a quelques années, alors qu’elle venait de terminer Le Magnifique avec Belmondo, Jacqueline Bisset m’entraîna dans une salle de Los Angeles, sur Santa Monica boulevard, où l’on passait, toujours en double programme, Les Caprices de Marie et le Roi de Cœur. La salle était bourrée, chaque spectateur avait sur les genoux son gobelet de pop-corn big size qui se mange sans bruit grâce au beurre fondu qui l’amollit. Chaque image portait, chaque ligne de sous-titres fonctionnait, chaque gag faisait mouche, c’était l’ambiance rêvée. A la sortie, Jacqueline Bisset fit le meilleur compliment et je le répète ici car Philippe eut été heureux de l’entendre : « Si j’avais vu, dit-elle, les films de Philippe avant de tourner avec lui, et bien, au lieu de l’emmerder en lui demandant les motivations de mon personnage, je lui aurais foutu la paix et j’aurais joué comme une petite silhouette de dessins animés. »

Jacqueline Bisset avait raison car c’est bien du côté de Tex Avery qu’il faut chercher l’affiliation de Philippe de Broca. Comme Tom et Jerry, Philippe sait que la vie est une blague, que les bureaux sont occupés par de faux adultes qui se prennent pour des ministres, des avocats, des critiques d’art, des anarchistes, des experts comptables. Il a donc bien raison de ne jamais les filmer assis ou couchés mais cavalcadant à dix-huit images/ seconde, toujours en poursuite, toujours en fuite pour échapper à la pesanteur du monde moderne. Ce n’est pas pour rien que sa compagnie de production s’appelle Fildebroc et que, sur les vingt films qu’il a tournés, dix-huit ont été mis en musique par le plus cinéphile des musiciens, Georges Delerue car de Broca pratique la haute fidélité sur longue durée.

C’est pour tout cela que j’aime Philippe et puis, je l’aime aussi parce qu’il est heureux. La preuve ? Je ne l’ai jamais entendu dire du mal de personne.

François Truffaut, janvier 1982.

(Publié dans Le Matin du 28 février 1983) 


« Le Lutin mélancolique » par Jérôme Tonnerre

Le Lutin mélancolique
par Jérôme Tonnerre

Scénariste sur plusieurs de ses films (Chouans !Les 1001 NuitsLe Bossu), Jérôme Tonnerre
a consacré un texte à Philippe de Broca à sa disparition dans le magazine Studio.

Je retrouve ce petit mot de Philippe : « Jérôme es-tu fidèle ? Moi pas assez. Tu me manques un peu. » Lui me manque terriblement, tant il aura été présent dans ma vie, tant j’aurais été en intimité de la sienne.

J’aimerais évoquer ce lutin mélancolique, tel que je l’ai connu du moins, pour avoir travaillé avec lui durant près d’une quinzaine d’années : trois scénarios tournés, deux autres qui n’ont pas trouvé de financement et une série de projets, demeurés dans le grenier des rêves perdus (selon la formule d’Abel Gance).

Philippe n’aimait rien tant que le temps du tournage, se retrouver sur un plateau avec ses acteurs et son équipe. L’étape du scénario l’impatientait, l’exaspérait parfois. Il fallait écrire vite et allègrement, sinon, décrétait-il, ça signifie qu’on n’a pas la grâce. Formé parallèlement à l’école Sautet, j’étais plus réfléchi, plus rigoureux, moins rapide que Philippe sans doute.

Travailler avec lui, c’était vivre avec lui. Autant que le cinéma, sinon plus, comptaient les amours, les enfants, les voyages, la mer, la cuisine. Une telle perception du monde, sensuelle et généreuse, n’est pas si répandue dans nos métiers. Bien des cinéastes, me semble-t-il, se préoccupent davantage du box-office, des festivals ou des César…

Ma toute première rencontre avec Philippe date de 1979 – j’avais vingt ans. C’était à l’occasion d’un livre que souhaitait lui consacrer un groupe de cinéphiles dont je faisais partie, et pour lequel j’allais obtenir de François Truffaut une tendre préface : « Un ami, deux Broca. » Philippe nous avait reçus un soir d’hiver dans sa maison de Vert, nous régalant d’un pot-au-feu qu’il avait mitonné. Il était flatté, mais un brin surpris, que de jeunes critiques de cinéma veuillent bien le considérer comme un véritable auteur de films.

Nous allions nous retrouver en 1985, cette fois dans un cadre plus professionnel. Le producteur Maurice Illouz m’avait chaleureusement recommandé à Philippe. Celui-ci cherchait un scénariste pour remanier et amplifier le projet qui deviendrait Chouans !. J’étais peu expérimenté mais enthousiaste à l’idée de travailler avec ce cinéaste dont j’adorais les films. Je mis un zèle certain à lire en un temps record des dizaines d’ouvrages sur la Révolution et sur la chouannerie, et à rédiger un dossier de propositions scénaristiques. Philippe fut épaté, je crois. Il m’adopta parce que, disait-il, j’étais correctement habillé, ponctuel et sérieux. Sérieux comme un clergyman, ajoutait-il, suspectant que je n’étais pas très doué pour la comédie, ce qui me vexait énormément !

Malgré notre sensible différence d’âge, je me suis toujours senti plus vieux que Philippe : l’éternel jeune homme, c’était lui. L’enfant, même. Il ne tenait pas en place, dans mon bureau, en mousquetaire bondissant : « Allez, à l’attaque ! » Il faisait ici allusion au scénario qui nous occupait, mais rappelons que cet homme d’honneur et de panache avait provoqué en duel le grand Burt Lancaster, pour offense à une femme aimée…

En ces années 80, accumulant échecs professionnels et personnels, il rencontrait certaines difficultés matérielles. Chouans !, film ambitieux, devait consacrer son grand retour au cinéma, mais notre scénario avait du mal à se monter, faute de financement, d’acteurs aussi. En attendant que les choses se débloquent, nous élaborions d’autres projets, plus aisément tournables. Ainsi La Malédiction des pharaons, comédie de policière dans l’esprit de Tendre Poulet, située dans le milieu des archéologues du Louvre. Mais ces films-là ne trouvaient pas davantage preneur. Découragé, sinon amer, Philippe songeait à tout plaquer. Il avait sa licence de pilote et envisageait sérieusement d’aller faire l’avion-taxi en Afrique.

Sa vie d’alors, au creux de la vague, ressemblait à ses films : faite de bric et de broc, apparemment insouciante mais profondément désenchantée. Il était entre deux projets, deux femmes, deux appartements, mais toujours Rive gauche. Il avait passé son enfance non loin du Jardin des plantes (sous ce titre, il réaliserait pour la télévision l’un de ses meilleurs films) et les cris nocturnes des animaux encagés lui avaient donné le goût des lointains.

Pour l’heure, il transportait ici et là sa roulotte de Fracasse. Il fut logé un temps chez une dame âgée qu’il appelait sa tante, ou sa marraine, je ne sais plus. Au fond d’un vaste appartement bourgeois, boulevard saint-germain, elle hébergeait Philippe comme s’il était encore étudiant. C’est dans sa chambre spartiate que nous travaillions, lorsque nous n’en étions pas chassés par l’aspirateur de la bonne bougonne ou par la perceuse entêtante du menuisier. Nous déjeunions à heure fixe avec notre digne hôtesse, prévenus par la clochette qu’agitait la bonne. Philippe passait une cravate avant de se mettre sagement à table. Amusé et dévoué, je le suivais dans ses multiples pérégrinations, avec ma machine à écrire portative.

Sa maison de Vert, qu’il réussit toujours à sauvegarder malgré les vicissitudes, restait son véritable port d’attache. Il y connut je crois d’abominables solitudes, mais aussi et surtout le bonheur de vivre. En cette arche utopique et paradisiaque, il cultivait fruits et légumes, élevait ses enfants et toutes sortes d’animaux, supportait une bonne fantasque qu’il appelait « La Bretonne », accueillait des actrices de passage et même quelques scénaristes…

Philippe ne cessait de s’occuper de la maison et de son jardin, tout en travaillant avec moi sur le scénario. Je le revois, en mouvement perpétuel, mettant un plat à réchauffer, débitant du bois, allumant le feu de cheminée, réparant une fuite sur le tuyau d’arrosage, binant les mauvaises herbes, soignant un oiseau blessé, tandis que, cavalant après lui, je m’efforçais de lui parler de la séquence en cours. Quelque temps plus tard, redevenu père, il changerait les couches de la jeune Chloé sur la table de billard, dans la grange aménagée où nous écrivions. « Je t’écoute, je t’écoute », m’assurait-il.

De Chouans ! au Bossu, j’ai passé avec lui, auprès de lui, de merveilleux moments. Quelques uns me reviennent spontanément en mémoire : le tour en bateau du golfe du Morbihan et notre rencontre avec le recteur de l’île d’Arz ; une séance d’écriture, quasi spirite, à la bougie, dans la maison monacale de Daniel Boulanger ; l’émotion de Philippe apprenant la naissance de sa fille alors que nous sortions d’une projection aux studios de Boulogne ; un déjeuner à Vert où j’avais fait venir Yves Robert et la leçon de botanique qui s’ensuivit…

On connaît la formule « The show must go on… » Avec Philipe, le spectacle pouvait s’arrêter mais la vie continuait, débordait toujours. A Vert, un soir d’été, il demandait conseil à celle que je venais d’épouser, à propos d’une jeune femme qui faisait à nouveau battre son cœur : « Je sens que je pourrais être très heureux avec elle, mais pour combien de temps ? À votre avis, pourquoi le bonheur est-il toujours périssable ? » Ma femme ne savait trop que lui répondre. Elle voulait encore y croire… Alors Philippe vidait son verre de vieille prune et levait son regard vers la voie lactée. Il nous nommait chaque étoile, connaissant parfaitement la carte du ciel, en navigateur émérite. Son attrait pour les sciences, l’histoire, les lettres, la musique, était inextinguible. Il incarnait cette culture universelle de « l’honnête homme » telle qu’on la concevait jadis.

Philippe de Broca, Claude Sautet, Yves Robert, Jean-Paul Rappeneau, formaient, sinon un groupe artistique, au moins une amicale. Ils avaient travaillé les uns avec les autres : le couple Broca, Michelle et Philippe produisant César et Rosalie, Rappeneau co-signant le scénario de L’Homme de Rio, Sautet celui du Diable par la queue. J’ai eu la chance d’écrire pour chacun de ces metteurs en scène. La « dernière » de Philippe était souvent au coeur de nos conversations. Le sens de l’amitié était chez lui exacerbé. Mais contrebalancé par une plaisanterie maladroite, un soupçon jaloux, une remarque blessante. Tous, nous avions eu notre lot. Ainsi, me parlant d’un film dont j’étais le scénariste : « C’est quand même pas toi qui l’as écrit, c’est trop bon ! » À un intime qui s’informait plus tard de sa maladie : « Ça va t’arriver aussi, ne t’en fais pas. ». Il ne pouvait s’empêcher de dire le mot qu’il ne fallait pas, la phrase qui tue, non sans y prendre un malin plaisir.

Contrecoup de ces incartades, il déplorait d’être mal-aimé. Tiraillé constamment entre sa famille d’origine, l’aristocratie à la toiture percée, et sa famille d’adoption, celle du spectacle, il ne se sentait admis ni par les uns ni par les autres. S’il prenait volontiers la pose du réac scrogneugneu, je suis convaincu qu’il demeurait l’artiste libre, de mœurs et d’opinions.

Cousin farceur de la Nouvelle vague, il fut assistant de Truffaut et de Chabrol, il souffrait (tout en revendiquant !) d’être cantonné à la comédie dite légère. Ce n’était pas le cinéma qu’il aurait rêvé de faire, il se serait vu comme un successeur de Welles, tutoyant les splendeurs baroques. Il se flattait néanmoins de dérider ses contemporains, ce qui lui semblait tout aussi estimable. Cependant, la mélancolie affleure dans tous ses films, particulièrement dans l’un de ses plus beaux, Le Cavaleur, autoportrait à peine déguisé. À l’instar de son personnage, en quête d’un bonheur tranquille et d’amours enfin apaisées, Philippe enfouissait en lui de sombres abîmes. Il suffisait qu’il évoque certaines femmes, ou encore la guerre Algérie, pour que jaillissent une rage et une misanthropie glaçantes. Il se ressaisissait aussitôt, avec une pirouette, une plaisanterie.

Il m’avait prévenu d’emblée : « Je te préviens, je suis me fâché avec tous mes scénaristes. » Je ne l’avais pas cru : avec moi, cela n’arriverait pas. Pourtant, je ne devais pas échapper à la règle fatale. Philippe m’en voulut d’avoir formulé, sans trop de précautions je le reconnais, une série de remarques critiques (qui se voulaient constructives) à propos du premier montage du Bossu. Il interrompit dès lors toute relation entre nous. Nous étions devenus si proches – je n’ai connu une telle intimité, quasi fraternelle, avec aucun autre cinéaste – que ce silence me fut très pénible. Il finit par le rompre, peut-être était-il déjà malade, me téléphonant au matin d’un premier de l’an : « C’est Broca, bonne année. » Emu qu’il ait enfin ravalé son orgueil blessé, je l’invitai à déjeuner. « Ah non, ça va comme ça ! », rouscailla-t-il, comme s’il regrettait déjà avoir cédé à un sentiment d’amitié. Et ce fut tout jusqu’à sa mort.

Alors, mon cher Philippe, pour répondre à ta question : je suis fidèle, oui, à nos souvenirs désormais.

(Ce texte initialement paru dans le magazine Studio en janvier 2005 a été ici revu et augmenté)


Le producteur Alain Clert à propos du « Jardin des plantes »

Le producteur Alain Clert
à propos du « Jardin des plantes »

« Le Jardin des plantes est certainement une des œuvres les plus personnelles de Philippe de Broca, comme il me l’avait déclaré en me donnant le scénario à lire.

Il s’agissait au départ d’un long métrage que Philippe, toujours très impatient, essayait de monter. Finalement, ce film est devenu un téléfilm en France et un long métrage en Allemagne, qui l’a en partie financé.

Le tournage s’est déroulé en Hongrie, pour les scènes dites du Jardin des Plantes, et à Paris pour le reste. Philippe a préparé, tourné et monté ce film dans un bonheur total, car il s’agissait dans son scénario du thème de la lâcheté humaine, thème qui le passionnait, et d’une distribution qu’il assuma totalement.

Comme toujours avec Philippe, le tournage s’est passé sans conflit, avec une rapidité telle que c’était moi, le producteur, qui lui rappelait qu’il disposait de temps pour tourner.

Philippe de Broca restera dans le cinéma français comme un des « très grands », au même titre que Melville, Sautet, etc.

Ses films, à ce titre, méritent d’être rediffusés, car ils n’ont pas vieilli. »


Sur le tournage du « Diable par la queue » (vidéo)

Sur le tournage du film
Le Diable par la queue

Le 12 août 1968, la télévision française propose un reportage sur le tournage du Diable parle la queue. La sortie du film n’est prévu que pour le mois de février 1969, mais le tournage qui vient de s’achever, après avoir débuté durant les événements du mois de mai. On peut y entendre Philippe de Broca, Yves Montand, Madeleine Renaud et Maria Schell.


Jean Rochefort à propos du « Cavaleur » (vidéo)

Jean Rochefort à propos du Cavaleur

En février 1979, Jean Rochefort est en Suisse pour la promotion du Cavaleur, dans l’émission Spécial Cinéma. C’est l’occasion pour le comédien d’évoquer le film de Philippe de Broca en fin d’émission mais aussi et surtout de parler avec une certaine mélancolie, de son métier, avec une profondeur assez inhabituelle sur un plateau de télévision.


Présentation du « Diable par la queue » par Marthe Keller (vidéo)

Présentation du « Diable par la queue » par Marthe Keller

En 2015, l’actrice Marthe Keller présentait Le Diable par la queue lors de la rétrospective Philippe de Broca à la Cinémathèque française.


Jean-Pierre Cassel à propos de Philippe de Broca

Jean-Pierre Cassel à propos de Philippe de Broca

Dans son autobiographie, À mes amours (Stock, 2005), Jean-Pierre Cassel évoque sa collaboration avec Philippe de Broca.

« Philippe de Broca avait un sens inné de la comédie, un humour très personnel, un univers très original. Il connaissait très bien les acteurs, car il était un des rares à aller les voir au théâtre. Tout de suite, nous eûmes une complicité absolue. Je me rendais compte que j’étais la projection exacte de ce qu’il souhaitait montrer de lui à l’écran. Les mêmes choses nous faisaient rire. J’avais en moi la même nostalgie que celle qu’il pouvait avoir. Et nous avions en commun la même impatience. Sans doute également un petit fond de misogynie, due au départ à une grande timidité. Celle de Philippe ne s’est pas arrangée avec les années, je parle de sa misogynie (…)

Je tournai Les Jeux de l’amour dans la plus grande liberté. La presse fut dithyrambique (…)

Malheureusement, le public ne suivit pas autant que l’on aurait pu s’y attendre. L’année suivante, nous nous retrouvions pour le tournage du Farceur, Philippe et Daniel Boulanger m’avaient écrit un rôle sur mesure (…) Là encore, le film recueillit tous les suffrages de la critique, mais ne fut pas un succès commercial. (…)
Ces demi-succès ou ces semi-échecs, comme on voudra, ont sans doute beaucoup altéré mes rapports avec Philippe. En tout cas, les rapports que lui avait avec moi.

Dans les quatre films que nous avions tournés ensemble, à travers mon personnage, il se dévoilait totalement. J’étais le prolongement idéal de sa personnalité. Et malheureusement, c’étaient les films avec Belmondo qui trouvaient le succès auprès du public. Grâce au charisme de Jean-Paul, et aussi parce que les films étaient moins complexes. Philippe prenait ça comme une offense. Il se trouvait face à lui-même et il ne le supportait pas. »


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