De Broca par Belmondo
De Broca par Belmondo
De Broca, Philippe de Broca : pour moi, ce nom évoque des souvenirs inoxydables, de bonne humeur et fraternités mêlées.
Nous étions de la même génération, nous avions pile le même âge. Vingt-cinq jours d’avance lui permettaient simplement de jouer au grand-frère. Moi, fils de sculpteur, lui, petit-fils de peintre cette ascendance artistique a immédiatement scellé notre amitié.
Notre rencontre remonte au film A double tour de Claude Chabrol, dont il était le premier assistant. Au premier jour de tournage, nous nous sommes découverts des atomes crochus. Deux ans plus tard, une fois passé à la mise en scène, Philippe m’a proposé le rôle titre de Cartouche, sa première grosse production, son premier film en couleurs.


Après le succès d’A bout de souffle, on avait tendance à m’enfermer dans un emploi de mauvais garçon. Ce qui m’a emballé dans Cartouche, c’est la nouveauté, le contraste avec tout ce que j’avais tourné jusqu’alors. Enfin un personnage solaire, vif et idéaliste, qui défie les riches et les puissants! Enfin un film de cape et d’épée moderne, infusé de Nouvelle Vague! Pour Philippe, j’ai appris à monter à cheval en huit jours. Et, surtout, le tournage m’a permis de mieux le cerner. Je dirais même : de mieux le comprendre. Les horreurs de la Guerre d’Algérie lui avaient révélé un versant sombre de l’humanité et lui avaient inoculé un antimilitarisme viscéral. Son âme d’enfant, son refus de grandir, son goût de la transgression, sa fantaisie naturelle étaient un pied de nez à ses démons. Une façon de diluer la noirceur et l’angoisse qui le suivaient, deuxièmes ombres de lui-même. « Amuse-toi, cela empêche de mourir ! » lance Vénus à Cartouche.
Le tournage ne m’a laissé que des souvenirs exaltants. Avec Claudia Cardinale, notre couple incarnait, d’une certaine manière, l’amour et la liberté. Sur le plateau, De Broca virevoltait, comme un enfant dans un magasin de jouets. Sa juvénilité contrastait avec sa grande maturité technique. À mon sens, il aurait pu, il aurait dû tourner une comédie musicale. Dans Cartouche, les duels à l’épée ou au poing ne ressemblent-ils pas à des ballets? Cette première aventure partagée m’a donné une confiance aveugle en Philippe. Dès lors, j’ai su que je pourrai le suivre jusqu’au bout du monde.
Ces voyages, nous les avons effectués, au Brésil dans L’Homme de Rio, au Népal dans Les Tribulations d’un Chinois en Chine, au Mexique dans Le Magnifique… en poussant l’exotisme jusqu’au Mont Saint-Michel dans L’Incorrigible ! C’est sur L’Homme de Rio, en 1963, que j’ai enfin pu assouvir mon plaisir d’effectuer moi-même mes cascades, guidé par mon ami Gil Delamare. Le producteur Alexandre Mnouchkine y était catégoriquement opposé mais, après mon passage entre deux fenêtres en haut d’un immeuble, il m’a demandé en souriant: « Tu n’en ferais pas une deuxième ? » À partir de là, j’ai pu laisser libre cours à mes instincts acrobatiques… Sur tous ces films, l’atmosphère était survoltée. Entre Philippe et moi, c’étaient des concours de provocations et de farces potaches. Sur L’Homme de Rio, j’ai caché des bébés crocodiles dans les salles de bain des membres de l’équipe. Quand la comédienne Simone Renant est entrée dans sa douche, elle a modérément apprécié. Un autre soir, j’ai glissé de la farine dans l’air conditionné. Sur Les Tribulations, nous avons vidé la piscine de l’Hilton de Hong Kong. À Acapulco, pour Le Magnifique, ce sera l’inverse : pour mes quarante ans, nous remplirons la piscine du palace de tous les meubles à portée de main… Ces facéties réjouissaient Philippe : elles contribuaient à l’ambiance du plateau, laquelle serait, il le savait, perceptible à l’image.


À l’heure des bilans, Philippe est (avec Henri Verneuil) le cinéaste avec lequel j’ai le plus tourné, celui avec lequel j’ai partagé la plus grande complicité. C’était l’antithèse du metteur en scène autoritariste façon Melville, c’était un metteur en scène copain. Notre dernier tour de piste, Amazone, n’a pas été à la hauteur de nos espérances mutuelles mais le plaisir de nos retrouvailles était intact. J’ai aimé son rire, son imaginaire, son extrême rigueur dans la loufoquerie, la gravité secrète que dissimulaient ses pirouettes. Nous étions une équipe, nous étions un duo, nous étions frères.
Texte publié comme avant-propos du livre Philippe de Broca, un monsieur de comédie de Philippe Sichler et Laurent Benyayer (Néva Éditions, 2020)