« Fildebroc » 
par Eric Fottorino

La nouvelle est déjà presque vieille, surtout qu’il faut toujours laisser la place aux vivants. Mais on ne se résout pas à débuter la semaine sans adresser de l’autre côté d’un écran où le noir est mis un ultime salut à Philippe de Broca. Nous lui sommes redevables d’assez d’enchantements enracinés dans l’enfance et prolongés sur le tard pour feindre de l’ignorer sous prétexte que c’est lundi lendemain de Sarkozy.

Dire que le noir est mis est d’ailleurs une expression mal à propos pour évoquer le réalisateur de L’Homme de Rio, du Cavaleur, du Magnifique ou de L’Incorrigible, du Diable par la queue ou de Tendre poulet, pour citer les titres qui, spontanément, nous tournent l’esprit dans le sens de la bonne humeur et placent le sourire au beau fixe. Philippe de Broca avait assez d’autodérision pour appeler sa société de production « Fildebroc », signe qu’il avait su employer sa particule pour servir la cause des saltimbanques.

Tout ou presque a déjà été écrit sur la grâce de ce bonhomme sensible dont Jacqueline Bisset prétendait qu’il fallait jouer dans ses films « comme une petite silhouette de dessin animé ». Heureuse expression qui nous remet illico en mémoire, comme une projection intime du souvenir, Bébel galopant dans Rio, ou chinoisant en Chine, Rochefort cavalant derrière l’amour et Jean-Sébastien Bach, Noiret fuyant avec des citations grecques et Augustin le mainate une Annie Girardot plus flique que poète…

N’oublions pas non plus au générique l’ineffable Yves Montand ou un Marielle à moumoute victimes des espiègleries d’une famille désargentée menée avec maestria par l’étonnante Madeleine Renaud et sa petite-fille Marthe Keller, cette dernière très experte pour tirer le diable par la queue…

Il nous semblait avoir déjà lu un hommage de Truffaut à « Fildebroc ». On a retrouvé l’objet du délice : une chronique du Matin de Paris qui remonte à 1983, consignée avec d’autres bijoux dans Le Plaisir des yeux (« Champs » Flammarion), un recueil de chroniques truffaldiennes. L’auteur des 400 Coups, dans un texte malicieusement titré « Un ami, deux Broca », confirmait l’intuition de Jackie Bisset : « C’est bien du côté de Tex Avery qu’il faut chercher la filiation de Philippe. Comme Tom et Jerry, il sait que la vie est une blague, que les bureaux sont occupés par de faux adultes qui se prennent pour des ministres, des avocats, des critiques d’art, des   anarchistes, des expertscomptables. Il a donc bien raison de ne jamais les filmer assis ou couchés, mais cavalcadant à 18 images/seconde, toujours en poursuite, toujours en fuite pour échapper à la pesanteur du monde moderne. »

En 1967, devant l’échec retentissant de son film Le Roi de cœur, de Broca avait eu l’idée d’offrir au public une séance gratuite. Le bide devint un four, c’est-à-dire que, même gratis, les gens se rasaient autant que s’ils avaient payé ! Mais comme le rappelait Truffaut dans son texte de 1983, Le Roi de cœur fut pendant une bonne dizaine d’années un des plus grands succès du cinéma français aux Etats-Unis, signe que les Américains ont plus d’humour et de finesse qu’on ne le croirait à première vue…

Truffaut concluait en affirmant que de Broca était un homme heureux. La preuve ? Il ne l’avait jamais entendu dire de mal de personne.

Article publié dans Le Monde du 30 novembre 2004