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« Les Jeux de l’amour » par Françoise Sagan

Les Jeux de l’amour
par Françoise Sagan

En 1960, la romancière publie dans L’Express la critique du premier film de Philippe de Broca.

Une jeune fille charmante vit avec un jeune homme charmant, dans un magasin charmant, depuis deux années qu’on peut supposer avoir été charmantes. Elle voudrait contracter avec lui un charmant mariage en vue d’avoir des bambins charmant, situation définitive à laquelle le charmant amant répugne. Avec l’aide d’un charmant ami, mi-repoussoir mi-hameçon, elle parviendra à ses fins pour sa plus grande satisfaction et pour celle du spectateur charmé.

Ce film est joué par Geneviève Cluny, charmante, et Jean-Pierre Cassel, bien mieux que charmant grâce à quelque chose dans l’œil qui en a déjà fait ou en fera un merveilleux acteur.

Bref, voici un film gai, charmant – je l’ai déjà dit – et sans prétention. Pour ma part, je n’aime pas beaucoup les films sans prétention. Le cinéma m’apparaît comme une flèche prodigieuse destinée à empoisonner le spectateur à force de rêverie, de persuasion ou de violence. J’aime le cinéma un peu fou qui reflète quelqu’un (le metteur en scène), le cinéma qui crée des personnages écrasants ou des baudruches, le cinéma un peu monstrueux qui a déjà été fait, que l’on fait et qui est à refaire. Je trouve dommage de s’en servir pour filmer ce qui eût pu faire une moyenne pièce de théâtre. En ce sens je préfère Moderato Cantabile, film manqué, aux Jeux de l’amour, film réussi.

Enfin, je ne vois absolument pas ce qui a pu pousser Philippe de Broca, un jeune homme, à faire ce film. L’histoire ? Maupassant en avait fait autre chose. Les personnages ? Ils ne dévient pas d’un pouce, n’ont pas un réflexe que l’on ne puisse prévoir. Le fait de réussir une comédie ? Alors là, il a eu raison. C’est moins drôle que Some like it hot, c’est moins cruel que les films de Lubitsch, c’est moins efficace que Boisrond, mais dans le genre c’est réussi. C’est « distrayant », mais dans le pauvre sens du mot. Valéry disait : « Se distraire, c’est s’absorber. » Dans ce cas-là, Les Jeux de l’amour ne sont pas distrayants. Mais on peut y passer une heure et demie sans dommages.

Cela dit, Philippe de Broca dispose des mêmes atouts que les autres jeunes metteurs en scène : de bons dialogues, de la justesse et cette vivacité qui touche parfois la sécheresse : il n’y a qu’un seul plan poétique dans ce film, celui où Jean-Pierre Cassel contemple une coccinelle sur sa main. Tout le reste du film se promène d’un trottoir à l’autre, d’un visage à l’autre, il y a de jolies vues, de bonnes scènes intimistes, des drôleries un peu forcées, aucune provocation, bref un film charmant. On voit même le visage de Chabrol dans une roulotte à un moment, ce qui fait soupirer de nostalgie, la Panthéon illuminé et les bonds de Jean-Pierre Cassel qui devait être éreinté. Geneviève Cluny et Jean-Louis Maury sont excellents.

Pourquoi d’ailleurs ces reproches ? L’ambition n’est pas un devoir. Et quelle importance si le charme de ce film est celui des éphémères (genre d’insectes qui ne vivent que peu de temps – signé Larousse) ? Aucune, si ce n’est l’agacement que l’on éprouve à parler d’un film que la mémoire refuse.

Chroniques 1954-2003, Livre de poche, 2022


« En cas de danger, plaisante » (à propos du « Roi de cœur »)

« En cas de danger, plaisante »

par Mathilde Albouy 

« En cas de danger, plaisante »

Cette maxime d’Henri Michaux me revient si souvent, et cette fois encore après avoir revu Le Roi de cœur de Philippe de Broca.

Ancien souvenir de cinéma très fort, de ces films dont on sort comme on s’éveille d’un rêve intense et beau. L’empreinte qu’il laisse est plus forte encore que son déroulé.

Empreinte posée sur quelque chose en nous de profond, de précieux, d’indéfinissable, qui a à voir avec l’enfance, qui perdure quand on grandit mais se laisse ensevelir par l’expérience de la vie qui nous apprend à nous débrouiller avec le réel, qui nous enseigne à ne plus être des enfants car on ne peut mener une vie d’adulte autonome et libre sans ranger sagement cette enfance de nous-même dans un coin de nous.

C’est cette métaphore de la fin du film : tous ces « fous » qui regagnent leur « asile d’aliénés » : asile comme abri, toit protecteur, « aliénés » comme privés de liberté. Effectivement, c’est une prison dont on ne peut sortir. Ils la retrouvent volontairement après une escapade dans une ville désertée qu’ils ont investie en vivant leur fantaisie au cœur de ce que le monde adulte offre de pire : la guerre.

Des enfants qui vont de pestacle en pestacle, fermement décidés à préserver coûte que coûte l’esprit de légèreté et d’insouciance ; rien n’est grave pour ces « doux dingues », ni les lions en liberté, ni l’amour, ni la mort, ni les militaires… Tout est vécu comme une anecdote amusante, une aventure excitante. Tout les émerveille, ils se promènent en cortèges et fanfares, chantent et dansent, posent leurs chaises pour applaudir.

On ne peut pas dire qu’on rit ; le film comme comédie a quelque chose de gauche, et sans doute cela explique-t-il l’insuccès du film à sa sortie si on attendait une comédie. Question de rythme sans doute, mais question de sujet surtout.

C’est un conte philosophique sur la folie, la vraie, celle de la guerre, montrée dans son absurdité quand troupe militaire allemande et troupe écossaise se font face et se tuent sous les yeux des « fous » ; image à peine caricaturée du réel de la Grande Guerre, de ces guerres de tranchées absurdes. Quel est ce monde si cramponné à la vie qui organise des massacres depuis la nuit des temps ?

Il y a quelque chose de si grave et de si émouvant chez ces « fous » obstinés à la gaieté, et finalement si conscients de la construire : « en cas de danger, plaisante ». C’est une injonction. Les fous du Roi de Cœur savent bien la réalité du monde : ils n’y vont pas, ne quittent pas Senlis, la ville désertée miraculeusement pour eux, décor merveilleux de leur loufoquerie, et retournent tranquillement en abandonnant leurs costumes et accessoires dans leur asile-abri quand les habitants du vrai monde réintègrent leur ville.

N’existent-ils pas en nous ces fous chéris, facétieux et fêtards, peu soucieux des règles établies, qui souhaiteraient un peu plus s’exprimer dans le monde adulte du raisonnable, du devoir, de la loi, du réel ?

Le film pose un sujet sur l’incompatibilité de ces mondes, la grande difficulté de leur cohabitation.

Je me demande si tout le cinéma de Philippe de Broca ne contient pas ce sujet bien plus grave et douloureux qu’il n’y paraît : le charme de l’insouciance, son énergie, sa grâce, peuvent-ils vivre tout à fait pleinement dans le monde du réel ?

La profonde mélancolie de Jean-Claude Brialy qui s’exprime dans cette phrase commencée dans un sourire, achevée sur un visage grave : « les plus beaux voyages se font par la fenêtre ».


Brocatelle et robe de bure

Brocatelle et robe de bure

Par Jean-Pierre Zarader

Ce goût de la parure chez Claire, qui est comme une affirmation du règne de l’apparence, se retrouve dans CartoucheC’est d’ailleurs dans ce film que la rencontre avec Pascal est la plus évidente : « C’est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! Il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force ». Dans la lignée du Cratyle de Platon, on serait presque tenté de céder ici à l’illusion d’un démiurge qui aurait réalisé cette adéquation entre le nom (de Broca) et la chose (l’œuvre du cinéaste, toute de brocatelle…) : la brocatelle, cette riche étoffe brodée d’or, est en effet le symbole exact de l’univers filmique de Philippe de Broca. A moins que, de préférence aux dieux, on ne choisisse de se référer ici au « hasard objectif », cet autre nom du mystère que Breton évoquait dans Nadja. Toujours est-il que le spectateur des films de Philippe de Broca échappera à la déception du narrateur d’A la recherche du temps perdu, qui ne parvenait pas à relier l’œuvre aérienne de Bergotte au nom du romancier : « Sans doute les noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons une sorte de stupeur quand nous avons devant nous, au lieu du monde imagé, le monde visible1. » Le goût de la parure et de l’apparat est constant dans Cartouche (mais aussi, évidemment, dans Le Magnifique, L’Incorrigible, ou Le Roi de cœur) : que l’on songe au repère de Malichot, au goût des bijoux, à la fascination mortifère qu’exerceront les deux diamants de l’ambassade du Sultan, ou à la scène de l’enterrement de Vénus dans un carrosse d’or.

Mais ce goût traduit plus qu’une symbolique de l’imaginaire régie par le principe de plaisir. Par lui en effet Cartouche, à sa façon, fait sienne l’affirmation de Pascal : « Cet habit, c’est une force ». Pascal et Philippe de Broca se rejoignent ici dans une vision baroque du monde : l’habit est, contrairement à la sagesse toute classique des peuples, ce qui fait le moine — ou le héros. La fuite du référent, qui est comme l’âme du baroque, est ici manifeste ; loin que nous puissions considérer la parure (l’apparence) comme une caricature de la force (l’essence), nous devons nous rendre à cette évidence que toute la tradition classique s’est ingéniée à méconnaître : il n’y a pas d’au-delà de l’apparence, nul arrière-monde d’où l’on pourrait la dévoiler. Il n’y a que ce voile qui est tout, et qui dénonce l’illusion d’un envers du décor. Nous sommes ici au théâtre, mais dans un théâtre cosmique, qui ne laisse rien subsister en dehors de lui : Philippe de Broca est bien, comme on le dit, un auteur de comédie.

Ce point de vue, qui est celui de Cartouche, est peut-être dépassé dans Le Roi de Cœur, dans cette scène où nous voyons les fous, et Plumpick lui-même, après avoir revêtu tous ces « habits » qui ont fait d’eux des personnages — ce qui est bien le point de vue de Cartouche — se dépouiller de ceux-ci et accepter de n’être plus vêtus, uniformément, que de cet habit de toile blanche que rien ne distingue. Si la brocatelle était une force que les demi-habiles, comme le dit Pascal, avaient grand tort de mépriser, l’habit de ces sages, si semblable à la robe de bure, semble vouloir nous rappeler que la seule force authentique est celle de l’esprit.

On retrouve ici la distinction que fait Pascal entre les grandeurs naturelles et les grandeurs d’établissement. Philippe de Broca ne renoncera jamais à cette célébration de la brocatelle. Une scène du Magnifique — l’entrée de Victor Vauthier au Palais de Justice — est particulièrement révélatrice de cette puissance des apparences et de cette force de la brocatelle que Pascal s’est plu à souligner.

Pour ce dernier, en effet, la pourpre et l’hermine sont essentielles au magistrat : « Le chancelier est grave et revêtu d’ornements. Car son poste est faux et non le roi2 ». Ce sont donc les « chaînes de l’imagination » qui nous conduisent, insensiblement, à respecter ces grandeurs qui ne sont que des « grandeurs d’établissement » : « Nos magistrats ont bien connu ce mystère (le pouvoir de la brocatelle et/ou de l’imagination). Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chauffourés, les palais où ils jugent… tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules… jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique3 ». Toute l’institution judiciaire repose ainsi sur la « pompe », et la majesté de la Justice se manifeste dans le caractère majestueux — architecturalement parlant — du Palais de Justice (Saint Louis lui-même, après tout, rendait la justice sous un chêne, non sous un roseau). Cette pompe n’est donc nullement gratuite : elle vise à déterminer, chez le prévenu, une attitude d’humilité essentielle au « bon » fonctionnement de la machine judiciaire. Or l’entrée de Victor Vauthier dans le Palais de Justice fait littéralement voler en éclat l’ordre judiciaire. C’est que la pompe, l’arrogance, la superbe sont ici du côté de Victor. Celui-ci entre en effet dans cet édifice en conquérant, comme s’il s’agissait de son propre palais (privé) : il lance un « bonjour tout le monde » à la cantonade, tutoie tel prévenu, écarte tel autre et finit par s’asseoir sur le bureau du juge. Il y a là une de ces perversions chères au cinéaste (comme lorsque le comte de Kerfadec, dans Chouans !proposera de fêter la prise de la Bastille « au Château »). C’est l’ordre judiciaire tout entier qui est ici perverti, puisque Victor retourne contre l’institution ce qui faisait la force de l’institution : la pourpre est toujours là, mais elle est cette fois du côté de l’homme, non du côté de l’institution. C’est donner à voir que, comme l’avait bien vu Pascal, toute la force de l’institution n’est que dans cette pourpre et cette pompe dont elle s’entoure.

Ce parallèle entre la philosophie de Pascal et l’œuvre cinématographique de Philippe de Broca peut surprendre. On retrouvera pourtant, chez le cinéaste comme chez le philosophe, une même prise en charge de l’existence humaine dans son donné le plus immédiat : le divertissement, l’agitation fébrile de l’homme, le tumulte, la fuite. Dira-t-on, comme on le fait souvent, que le solitaire de Port-Royal prétend dépasser le divertissement, le dénoncer — ce que Philippe de Broca ne fait jamais ? Mais ce serait oublier que, selon Pascal lui-même, nul homme depuis la chute- même le chrétien- ne peut demeurer « en repos ». Quant à l’homme sans Dieu, ce serait folie que de vouloir le détourner de ses folies et de ses tribulations. Cet homme-là, et c’est lui que de Broca met en scène, ne peut que s’abîmer dans l’apparence, cavaler et tribuler… Si telle est la condition de l’homme, on comprend que l’Apologétique de Pascal puisse commencer par le divertissement et que, parallèlement, chez de Broca, ce soit souvent sur l’agitation que s’ouvre le film (mais pas toujours : dans Chère Louise ou dans Les Tribulations l’ennui est premier, ce qui accuse la structure circulaire de l’œuvre). Cet élément de construction, qui est un élément de fond et non de pure forme, produit ses effets les plus saisissants lorsque comme dans Le Magnifique, l’agitation sur laquelle s’ouvre le film est purement imaginaire, et destinée à masquer un ennui réel et profond. C’est ainsi que nous assistons à une série d’exploits, tous plus étonnants les uns que les autres avant de comprendre que nous sommes, non dans la réalité, mais dans la fiction. Toute la superbe de Belmondo-héros (Bob Saint-Clare) n’est que le masque de Belmondo-auteur (François Merlin) qui, seul, décrépi et mal rasé, dans un logement misérable et sur une machine à écrire trop vieille, est en train de dactylographier son dernier roman.

Dira-t-on que si l’apparence est première, dans ce film, elle est pourtant dénoncée au profit de la réalité ? Si tel était le cas, cela viendrait infirmer l’analyse, esquissée à propos de Cartouche et de L’Amant de cinq jours, du caractère baroque de l’œuvre de Philippe de Broca. A tout le moins cela conduirait à reconnaître une certaine évolution du cinéaste qui, parti d’une vision purement baroque du monde, reviendrait, avec Le Magnifique, à une vision plus classique. Ainsi affirmerait-on que Bob Saint-Clar, le héros arrogant et sûr de lui, cache un homme simple et sensible, François Merlin, qui méprise cette littérature à sensation et rêve d’une œuvre authentiquement littéraire (comme Philippe de Broca rêverait d’un film sérieux) : n’est-ce pas là, de manière toute classique, la réalité qui apparaîtrait derrière l’apparence ?

1. Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio, p. 140.

2Pensées, Br. 307.

3Ibid., Br. 82.

 


L’apparence devient le vrai

L’apparence devient le vrai

Par Jean-Pierre Zarader

Dire que la vie est un jeu et une apparence qu’il faut savoir prendre comme tels, c’est dire qu’il y a, dans l’œuvre de Philippe de Broca, une vérité du leurre. Que le leurre soit ainsi, comme dirait Nietzsche, la vérité suprême, apparaissait déjà, bien avant Le Roi de Cœur, dans L’Amant de cinq jours. A la vision de ce film, on a le sentiment qu’une scène manque : celle qui précéderait la première, et qui expliquerait qu’Antoine puisse séduire si facilement Claire. Ce plan n’est d’ailleurs pas totalement absent mais simplement déplacé ; il se trouve à la fin : c’est le dernier plan, celui de la vitrine. Le film s’ouvre sur un long baiser de Madeleine et d’Antoine, auquel fait suite une courte scène où ce dernier entreprend de séduire Claire. Le décor, qui est celui d’une présentation de mode, est en même temps le fond même du film, puisque cette cérémonie est un symbole de l’univers du cinéaste : la montre, l’apparence, le jeu. Les premières images sont donc bien premières, non seulement en fait, mais en droit1 : tout commence par le divertissement, le jeu, l’oubli de soi — comme ce sera à nouveau le cas dans Le Lagnifique et dans L’Incorrigible. L’apparence est donc première. Mais le travail du film ne consistera pas à récuser celle-ci : c’est la philosophie classique qui prétend lever l’apparence, l’éliminer pour mettre à jour l’essence ou la réalité2. Or Philippe de Broca, précisément, n’a rien d’un cinéaste didactique ou classique. Son effort consistera, au contraire, à mettre en évidence l’apparence elle-même en tant que pure apparence. L’univers filmique de l’auteur révèle ici le lien étroit qu’il entretient avec toute une tradition cinématographique, celle où les décors ne sont que des façades en trompe-l’œil. On pense évidemment ici à Chantons sous la pluie, de Gene Kelly et Stanley Donen. Kelly, avouant à Debbie Reynolds qu’il a besoin d’un « décor » pour lui déclarer son amour, va mettre en place une gigantesque machinerie, à laquelle nous finirons pourtant, miraculeusement, par ne plus prêter attention : les auteurs dénoncent donc les artifices de la mise en scène, tout en réussissant à les faire oublier. Un cinéaste classique démontrerait que derrière les façades il n’y a rien, mais seulement des étais qui leur permettent de tenir debout. A l’opposé d’une telle conception, le parti pris du cinéaste, analogue à celui de la comédie musicale, consisterait plutôt à construire des décors qui se donnent comme tels, et que pourtant il persisterait à prendre pour la seule vérité. N’est-ce pas que le cinéma est ce lieu de nulle part où l’apparence devient le vrai ?

Il s’agit donc ici de faire voir que la réalité, loin d’être la vérité de l’apparence, reçoit de cette dernière son statut. Ainsi, dans L’Amant de cinq jours, c’est la légèreté et la duplicité de Claire (l’apparence) qui nous introduisent progressivement à l’univers obscur qui est le sien : ce besoin d’échapper à l’ennui, la béance du temps, son amour pour Georges, son mari, mais aussi l’impossibilité où elle est de borner son désir et toute son existence à cet homme. En ce sens la scène fondatrice du film, la plus belle aussi, est sans doute la dernière. Claire a rompu avec Antoine qui n’a pas su comprendre que le jeu était tout le sérieux de la vie, qui a cru pouvoir passer de l’apparence à la réalité — comme si le vêtement n’était pas la chair même de l’homme3. Elle est disposée déjà à accueillir le prochain partenaire qui, croyant la séduire ou l’aimer, entrera dans son jeu. Claire s’arrête alors devant la vitrine illuminée d’une bijouterie. Vitrine, illuminée, d’une bijouterie : cette triplicité de l’apparence, donnée en une seule image, est un modèle de surdétermination. Faut-il rappeler le parallèle étymologique qu’établit Aristote, dans le De anima4, entre phantasia, la fantaisie, et phuos, la lumière. Lumière et fantaisie, c’est tout un — et la vitrine illuminée de la bijouterie est le rêve même de Claire. Toute cette scène n’est donc qu’un perpétuel jeu de miroirs. Cet instant est celui du rêve, de l’imaginaire, et il contient en lui toute la première partie du film. Puis la vitrine s’éteint, les bijoux disparaissent, grisaille du réel. Toute une part de la vie de Claire est là, dans cette obscurité qu’elle vit quotidiennement avec Georges, son mari, archiviste de métier (et qu’y a-t-il de plus obscur qu’un obscur archiviste ?). Cette part d’elle-même, Claire ne la refuse pas : elle est à sa façon bonne épouse et bonne mère, et Antoine apprendra à ses dépens qu’elle aime son mari. Elle refuse pourtant de — ou ne réussit pas à — s’y réduire. Son prénom même dit assez tout l’éclat dont elle a besoin, et dont elle est porteuse. La grise réalité est là pour un temps, mais que l’apparence revienne vite, car dans la grisaille Claire pourrait bien s’éteindre, et son mari l’a bien compris — qui la laisse être elle-même, c’est-à-dire rêver (Ne précise-t-elle pas que c’est de lui qu’elle tient ses bijoux, cette matière de rêve ?). Que s’allume une autre vitrine (la présentation de mode, au début du film, n’était-elle pas comme une première vitrine ?), que le nouvel amant apparaisse… déjà une voix l’interpelle. Un inconnu que nous ne verrons pas. Une autre histoire d’amour, qui pourrait faire un autre film — le même. Cet éternel retour du Même, qui caractérise la figure de la séductrice dans L’amant de cinq jours, est à rapprocher des analyses de Jean Baudrillard : « La séductrice se veut immortelle, comme l’hystérique, éternellement jeune et sans lendemain, à la stupeur de tous, étant donné le champ de désespoir et de déception où elle évolue. Mais justement, elle y survit parce qu’elle est hors psychologie, hors sens, hors désir. Ce qui tue les gens et les fatigue, c’est le sens qu’ils donnent à leurs actes — or la séductrice n’accorde pas de sens à ce qu’elle fait, elle ne supporte pas le poids du désir ».

Tout le film tient dans cette opposition dont le dernier plan juxtapose et immobilise les deux termes. C’est elle qui exprime, en langage cinématographique, l’opposition philosophique de l’apparence et de l’essence. Et ce n’est pas un hasard si le film s’achève sur cette vitrine obscure : ce n’est pas seulement parce que le cinéma, en tant qu’art visuel, ne peut saisir l’obscurité et vit de lumière ; c’est aussi, et surtout, à cause de cette prévalence de l’apparence qui marque l’univers de Philippe de Broca. Le film s’achève parce que le cinéaste n’a plus rien à nous dire : il se refuse à sortir de l’apparence pour atteindre une prétendue réalité plus profonde. C’est en ce sens que de Broca est baroque : il en reste à cette « perle irrégulière » ou à ce diamant qui est sans profondeur, tout apparence. Il retrouve Nietzsche : « L’apparence pour moi, c’est la réalité agissante et vivante elle-même qui, dans sa façon de s’ironiser elle-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il n’y a là qu’apparence, feu follet et danse des elfes, et rien de plus5 » — Et Pascal.

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5Le Gai Savoir, I, 54, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, 1967.


Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence

Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence

Que fait le héros de Philippe de Broca lorsqu’il ne rêve pas ? Il pêche à la ligne (Cartouche), joue aux boules (Le magnifique), nettoie fébrilement l’intérieur de sa maison de fond en comble (Tendre poulet), ou bien retrouve une grisaille quotidienne qui, par son seul poids, est déjà comme le négatif de nouvelles aventures (L’amant de cinq jours ; Chère Louise) — autant dire que, comme le héros des Tribulations d’un Chinois en Chine, il sombre dans l’ennui. A l’encontre d’un Beckett qui, à la recherche d’une essence, met en scène la nudité et le vide de l’existence, Philippe de Broca a choisi, délibérément, de s’en tenir à l’apparence et au rêve : nul temps mort ici, nul ennui, mais la plénitude de l’imaginaire. De là, évidemment, l’extraordinaire vitalité de la plupart de ses films. Mais cette vitalité cependant, ce divertissement, a toujours lieu sur fond de déréliction, de solitude ou d’ennui. Ce vide existentiel, il est vrai, n’apparaît le plus souvent que de façon marginale, et de manière privilégiée au début et/ou à la fin de ses films. Premiers et derniers plans se répondent donc, et déterminent le « point haut » à partir duquel s’éclaire la structure de l’œuvre. C’est cette homologie du début et de la fin qui donne à la plupart de ses films cette structure circulaire1 que le cinéaste se plaît parfois à souligner de manière quasi fétichiste ; ainsi, Tendre poulet s’ouvre sur un accident blessant Antoine au genou et se clôt sur un nouvel accident où, précise ce dernier, c’est le même genou qui est atteint. Dans Cartouche déjà, la première scène où Louis Bourguignon et son jeune frère Louison assistent au supplice d’un condamné (« Regarde petit, bientôt ce sera notre tour ») est comme une préfiguration de la dernière : « Nous allons avoir des nuits froides » – « Et après ? » – « On finira comme prévu » – « Dans les mains du bourreau » – « Oui, et que ça aille vite ».

L’amant de cinq jours, Un monsieur de compagnie, L’homme de Rio, Les tribulations…, Chère Louise reposent aussi sur cette circularité. Mais celle-ci n’est pas, comme on pourrait le croire, un procédé purement stylistique : elle répond au propos même du cinéaste, à sa vision du monde.

Un arbre en trompe–l’oeil

Car ce que Philippe de Broca donne à voir de manière circulaire, c’est précisément la circularité elle-même, c’est-à-dire un temps qui ne passe pas mais revient toujours sur lui-même. Dans la mesure en effet où ses héros n’agissent pas (quoiqu’ils s’agitent ou cultivent le geste pur — ce qui est mis en évidence dans Le Roi de Cœur, Le magnifique et L’incorrigible), dans la mesure où ils rêvent leur vie, ils n’ont aucune prise sur le temps. D’aucuns pourront rapprocher ceci de l’intemporalité des processus inconscients dont parlait Freud. Toujours est-il que, pour ses héros, le temps n’existe pas : il s’est arrêté, figé dans une immobilité qui n’est pas sans rappeler celle de la mort. Inversement d’ailleurs, lorsque le héros cesse d’en être un, il retrouve la pesanteur du temps. Ainsi, lorsque François Merlin, dans Le magnifique, entreprend de ridiculiser et de détruire le personnage « héroïque » de son roman, Bob Saint-Clare, il l’immerge dans le temps : celui-ci, éternellement jeune et invulnérable, se retrouve soudain atteint d’un mal temporel par excellence — un panaris. A la question de Tatiana : « Que peut-on faire ? » il répond : « Rien, il faut attendre, il faut que ça mûrisse ». Et dans L’incorrigible, les reproches que Camille, l’oncle de Victor Vauthier, adresse à son prétendu neveu sont à cet égard significatifs : « Il y a vingt ans que tu gaspilles ta vie entre les hippodromes et les alcôves… Tu abolis le temps ». Ce que Camille, image parfaite du « demi-habile2 » pascalien, reproche à Victor, c’est sa fuite dans le divertissement. Il est vrai que lui-même semble prendre au sérieux, et même au tragique, l’irréversibilité du temps : son projet n’est-il pas de construire une digue devant le Mont Saint-Michel pour éviter que « le décor de ses amours » ne se retrouve, le temps et le sable aidant, « au milieu des betteraves » ? Mais le caractère aberrant d’un tel projet3 dit assez que le héros debroquien n’a d’autre moyen de lutter contre le temps que de l’« abolir ».

« Vivre l’instant » : telle est donc, sans nul doute, la philosophie immédiate du héros de Philippe de Broca. Églantine, la sage prostituée du Roi de Cœur, ne dit-elle pas à Plumpick : « Tu chasses des chimères ; je te confie mon secret : je vis dans l’instant, il n’y a que l’instant qui compte ». Et dans Chouans !, le comte de Kerfadec, qui s’adonne aux plaisirs des modèles réduits, comme à ceux de la table ou de l’amour, apparaît comme le frère d’Églantine, un hédoniste qui n’a d’autre philosophie, lui aussi, que de « vivre l’instant » — ce que tous les nostalgiques d’un arrière monde (Dieu ou l’Histoire, peu importe) trouveront sans doute bien superficiel et qui est pourtant le dernier mot de la sagesse debroquienne. Mais cet hédonisme immédiat — ce qui ne signifie nullement qu’il ne soit pas réel — renvoie à une immobilité que l’on a trop souvent refusé de voir ou de comprendre. Car si les héros prétendent « vivre l’instant », il est indéniable que, par un tragique renversement des choses, ils se retrouvent en quelque sorte emprisonnés par celui-ci. On comprend dès lors la nécessité profonde de cette structure circulaire : chaque film, chaque aventure, vient s’annuler, se résorber dans sa fin qui, homologue au début, est le signe d’une temporalité arrêtée. Jean Collet, dans une excellente étude consacrée à L’homme de Rio4, a noté cette épochè de la temporalité, mais pour la déplorer : « Reste un reproche plus grave… L’évasion que nous propose Philippe de Broca ne mène nulle part… Une bulle de savon… L’espace d’un mirage. Et puis plus rien ». Mais la déception du critique ne vient-elle pas de ce qu’il prétend interpréter et juger un film à l’aide d’une conception du monde et de la temporalité qui est précisément celle que le cinéaste, par toute son œuvre, récuse ? C’est dans une pensée tragique ou dialectique que quelque chose doit advenir, que le temps est comme la substance dans laquelle s’inscrivent les actes de l’homme. Mais l’univers baroque, et en plus d’un sens pascalien, de Philippe de Broca est à l’opposé d’une telle conception : c’est un monde du geste et non de l’acte, un monde de l’imaginaire et non du réel. On comprend donc que tous les films du cinéaste s’achèvent sur un monde inchangé. C’est l’absence même de temporalité qui interdit toute progression psychologique ; c’est elle encore qui permet de comprendre que le héros debroquien n’opère jamais une véritable transformation de la matière : la transformation (la poiësis grecque) est étrangère à l’univers du cinéaste qui relève davantage de la parole et du geste chers aux sophistes, puisque ce héros vit de persuader, agissant moins sur les choses que sur les hommes et l’opinion. Cette « bulle de savon » qui éclate et nous renvoie au néant peut certes sembler dérisoire à qui espérait cueillir les fruits de l’arbre. Mais à y bien regarder, on s’apercevra qu’une telle fécondité est étrangère aux préoccupations du cinéaste : l’arbre de Philippe de Broca est un arbre en trompe-l’œil.

Donner à voir l’apparence en son intemporalité même est ici le projet. Et si cette comédie ne débouche sur rien, ce n’est nullement par défaut ou par légèreté, mais précisément parce que, hors la comédie, il n’y a rien (ou le Rien, si l’on veut). Comme le dit Pascal : « le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie : on jette un peu de terre sur la tête, et en voilà pour jamais5 ». Ceux qui ont reproché à Philippe de Broca de ne faire que de la comédie auraient-ils oublié tout le poids de ce mot ?

1. L’écriture filmique — panoramique ou trajectoire sur 360° (L’homme de Rio, Le cavaleur) — et la musique (valses de Georges Delerue) viennent parfois souligner cette circularité.

2. Le demi-habile est, chez Pascal, le contraire même du sage. Il figure une pseudo sagesse, héritière de tous les dualismes métaphysiques (et notamment du dualisme essence/apparence), que Pascal n’a cessé de dénoncer. Camille est à la fois l’antithèse de Victor et son semblable. Son sérieux, à la limite de la mélancolie, s’oppose en effet à l’insouciance de son prétendu neveu. Qu’il vive dans une roulotte arrêtée est à cet égard révélateur : ancien rêveur (la roulotte) Camille semble avoir fait son deuil de l’imaginaire (la roulotte est arrêtée), mais celui-ci finira pourtant par prévaloir et Camille reprendra la route après le vol du Greco au musée de Senlis.

3. Ce projet, dans sa démesure même, laisse également percevoir que Camille, quoi qu’il dise, reste hanté par le rêve et l’imaginaire. C’est la raison pour laquelle il refusera ce réel vaguement teinté de rêve (cette pure chimère), cette vie de farniente sous les cocotiers que lui propose Marie-Charlotte. Incorrigible rêveur, tout autant que Victor, il porte en lui cet imaginaire à l’état pur qu’est le refus du temps. Car cette digue qu’il rêve de construire, c’est le rêve même luttant contre le réel — c’est-à-dire contre le temps.

4Télérama, n° 739.

5Pensées, Br. 210.

JEAN-PIERRE ZARADER


Une dérive baroque

Une dérive baroque

La figure stylistique du contretemps et du contraste renvoie à une perte de l’idée classique de nature : le héros de Philippe de Broca, comme l’homme baroque de Pascal, n’a pas de nature, mais tout au plus une condition, changeante et contingente. Cette prévalence de la condition se rencontrait déjà dans Les tribulations : Lempereur, le héros du film, est tour à tour pessimiste et optimiste, passif et actif. Autant dire qu’il n’est, naturellement, ni l’un ni l’autre, que tout est affaire de circonstances : mélancolique lorsque sa richesse le fait sombrer dans l’ennui, heureux de vivre lorsque, se croyant vulnérable, il réussit à sentir la valeur de la vie.

La mythomanie de Victor Vauthier, dans L’incorrigible, trouve là son véritable sens : si celui-ci peut incarner tout à la fois un jardinier simple d’esprit, un grand industriel qui vend des bombardiers aux pays étrangers (parfois, par téléphone, en simple tenue de jardinier), un médecin, un avocat, ou même Alvarez l’Andalou, n’est-ce pas parce que toutes ces conditions sont autant de contingences que le cinéaste se plaît à confondre ? La pluralité même des personnages incarnés dit assez que le référent ultime, la personne, est absent. Derrière les masques, non pas la personne, mais personne. C’est cependant dans Tendre poulet que cette destruction de l’idée de nature est la plus radicale : Lise n’assume pleinement sa féminité qu’avec Antoine, l’amoureux de jadis ; la démonstration frôle la caricature lorsque notre trépidant commissaire de police se présente à lui une rose à la main ou, a contrario, lorsqu’elle enfile ses bas sans la moindre gêne devant l’un de ses adjoints. Tant il est vrai que la féminité est sélective et comme intermittente (ce qui ne fait d’ailleurs que l’accuser). Autant dire que la féminité elle-même n’est pas un référent stable : le sexe, dernier refuge d’une nature que la pensée classique s’était appliquée à fixer, sombre dans la dérive baroque.

De cette dérive découle le caractère interchangeable des différents rôles. Si le commissaire se révèle sentimental(e) et tendre, inversement le professeur de grec ou de trompette joue à ses heures les détectives : lorsque Lise prétend qu’il n’y a plus entre eux que de la camaraderie, ne triomphe-t-il pas en faisant remarquer — comme un policier exhiberait une pièce à conviction — que Lise est allée chez le coiffeur, et que cela dément son affirmation ?

Les rôles sont d’autant plus interchangeables que, par le jeu du réel et de l’imaginaire, ils sont comme le négatif l’un de l’autre. Antoine, le sage professeur de grec, reconnaît que sa « tête est pleine de tumulte », et Lise lui confie que la sienne est « pleine de vergers et d’enfants ». Ici encore, le primat de la condition sur la nature est souligné. Et il faut insister sur la nouveauté d’un tel primat, sur la difficulté que nous avons à l’accepter, les résistances que nous lui opposons, puisque c’est lui que méconnaît le proverbe cité deux fois dans le film (par le vieux gardien, monsieur Charmille, puis par Antoine dans le train arrêté) sur « la carpe et le lapin ». Ce proverbe pourrait d’abord être rapproché de la phrase de Victor Vauthier à Marie-Charlotte dans L’incorrigible : « Le destin aurait dû nous dresser l’un contre l’autre, comme la langouste et le cobra » (« la mangouste », corrige d’ailleurs la jeune femme). Outre le caractère « déplacé » d’une telle opposition (contre-lieu qui ne fait que reprendre la figure baroque du contre-temps), il convient de noter que Vauthier parle ici à juste titre de « destin » : le biologique et la nature sont bien un destin. Et c’est bien d’un tel destin que Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence et de l’innocence, entend nous délivrer. Mais, pour nous en tenir à Tendre poulet, ce proverbe, par sa référence même au monde animal, donc au monde de la nature au sens le plus biologique du terme, ne tend-il pas à mettre de la nécessité là où il n’y a que de la contingence ? A mettre sur le compte de la nature une incompatibilité d’humeur qui n’est qu’une composante de la condition ? Tendre poulet, Lise, par sa seule existence (que l’on aimerait qualifier d’amphibie), dénoncera cette confusion en faisant éclater la belle mais trompeuse homogénéité d’une prétendue nature : contrairement à ce qu’affirment tous ces proverbes naturalistes (ou sociologiques), la distance entre le flic et le cœur ne doit pas être si grande qu’on le dit, puisqu’elle tient tout entière en une seule et même personne. C’est dire aussi, il est vrai, que l’être humain est plus vaste, plus profond, plus contradictoire que ne l’admet la pensée classique. N’est-ce pas là le portrait même de ce que, depuis Pascal, on appelle « l’homme baroque » ?

Ce caractère, tout à la fois baroque et pascalien, s’accuse et devient explicite à la fin du film : admirable errance des deux hommes (monsieur Charmille, le concierge assassin, et Antoine Lemercier, son otage) qui voit naître une sorte de complicité entre eux, et symbolise l’impossibilité où nous sommes de démêler le bien du mal. Cette dérive spatiale dans Paris pourrait bien être une figure de la dérive existentielle de l’homme baroque, de cette fuite du référent qui ne laissera rien subsister de l’idée de nature. Antoine Lemercier n’explique-t-il pas à son compère qu’il n’y a pas d’innocents et de coupables, mais seulement des rôles que nous devons tenir sans trop y croire, puisque toutes les situations sont interchangeables (« Professeur de grec, gardien de la paix ou justicier des faubourgs, tout ça ce sont des rôles, Monsieur Charmille, des masques interchangeables ») : ce que Pascal exprimait par le mot « condition ».

C’est cette même prévalence de la condition sur la nature que l’on retrouve dans L’Africain, lorsque le serviteur noir tient soudain, en face de Victor ébahi, un discours très occidental, voire très parisien, sur les « intellectuels de gauche », ou revêt l’habit et adopte la démarche d’un gentleman londonien. Ce serviteur noir qui épouse le rôle d’un blanc illustre cette contingence radicale de toute condition. Victor, qui assiste, étonné, à la scène, a ici la mémoire courte. Il a en effet lui-même, lors de son retour près d’Eugénie, sa maîtresse, après une entrevue tumultueuse avec sa femme, Charlotte, tenu un discours qui était le discours même de l’autre : nécessité d’investir et d’avoir l’esprit d’entreprise (= discours de Charlotte) et propos racistes sur les « sales nègres » (= discours du lugubre Polakis). Victor illustre à lui seul, par la multiplicité même des rôles qu’il joue, l’absence de nécessité de chacun d’eux : il est tour à tour épicier, facteur, pilote, mari et amant (de la même femme) et même… contrebandier, comme le dit Polakis auquel il a dérobé son stock d’ivoire de contrebande.

Ainsi ce ne sont pas seulement les occupations, les professions, les statuts sociaux qui sont arrachés à toute fixité mais la couleur de la peau elle-même, la race, cet ultime refuge d’une pensée naturaliste. Le titre même du film évoqué en porte témoignage : l’« Africain », c’est Victor, cet ancien d’Argenteuil, alors que la maîtresse noire avec laquelle il vit, Eugénie, est des plus « parisiennes ». Le prénom de cette jeune femme noire (Eugénie) est surdéterminé ; il évoque bien sûr le sens des affaires (commerciales et amoureuses) de cette femme, le rôle apaisant qu’elle a pu jouer au côté de Victor, mais il résonne aussi comme un pied de nez adressé à toutes les doctrines racistes : cette jeune noire est, étymologiquement parlant, « bien née », de bonne race. Eugénie répond ainsi, par son seul prénom, à tous les partisans d’un certain eugénisme.

La radicalité du propos debroquien (la race introuvable) doit être replacé dans une perspective plus large : l’univers de Philippe de Broca est un univers baroque dans lequel la nature est introuvable. Il s’agit d’un monde sans nécessité, sans profondeur, sans référent ultime, d’un monde de la dérive. La race n’est donc ici qu’une des figures de cette prétendue nécessité. Ailleurs, dans On a volé la cuisse de Jupiter, par exemple, c’est le sexe, autre figure de cette nécessité (la différence des sexes n’est-elle pas, comme celle des races, le dernier bastion auquel se raccroche une pensée naturaliste ?), qui se trouvera mis en cause. Ce n’est donc nullement par hasard que le nazisme s’est acharné sur les juifs (la race), les homosexuels (l’indifférenciation du sexe) et les tziganes (peuple sans origine définie) : c’est une même idéologie « naturaliste » qui est à l’œuvre dans ces trois cas.

Cette idée d’une condition essentiellement contingente de l’homme avait d’ailleurs été mise en scène, dès 1966, dans Le Roi de Cœur. Ainsi que nous le verrons, les fous décrits pas Philippe de Broca sont ces hommes qui ont réussi à échapper à cette conception « naturaliste » de l’existence : pour eux, les différents rôles que nous jouons dans la vie ne sont précisément que des rôles — et seuls les mauvais acteurs que nous sommes sont capables de les prendre au sérieux, au point de faire, de ce jeu qu’est la vie, la plus lugubre « plaisanterie ». On pourrait en ce sens affirmer que c’est la croyance en une réalité dernière, en un référent ultime (le sexe, la race, l’argent ou la nationalité) qui est la source de toute violence : la violence aveugle des militaires nationalistes du Roi de Cœur est la préfiguration exacte de la violence raciste du lugubre Polakis dans L’Africain, ou de la violence idéologique des personnages de Chouans !. Dans tous les cas, on attribue à une différence de nature ce qui n’est qu’une différence de condition, on s’identifie à son rôle au point d’oublier que celui-ci n’est qu’un rôle, et cette illusion d’être en possession d’une vérité ultime est bien à l’origine de tous les fanatismes.

JEAN-PIERRE ZARADER


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