La nostalgie de Thomas Morales

Avec Monsieur Nostalgie, qui vient de paraître aux éditions Héliopoles, l’écrivain Thomas Morales propose un livre qui « se veut gourmand, parfois engagé, souvent amusé (qui) dessine une France qui nous manque cruellement ». Il consacre quelques pages à Philippe de Broca que voici :

« Qui n’a pas vu Le Magnifique, L’Homme de Rio, Cartouche, Le Cavaleur ou Le Diable par la queue ne connaît rien des soubresauts de l’âme, la polka des sentiments et les fanfaronnades de l’homme français. Nous plaignions sincèrement cet être incomplet. Car Philippe de Broca fut ce phare dans un océan de sérieux, ce pincement au cœur quand la comédie se voulait grossière, cette tornade qui emportait le spectateur tout en instillant chez lui, un sentiment d’abandon. Ses films sans cesse revus ou redécouverts agissent comme des bornes existentielles, ils réenchantent notre quotidien, nous emportent et nous subjuguent. Broca est à la fois notre refuge et notre exil intérieur.

Plus le temps avance, plus son génie nous manque cruellement. Nous avons appris à nous méfier des cinéastes d’avant-garde, ces chéris de la critique, encensé par les pouvoirs publics qui trustent les positions dominantes dans les médias mais dont l’empreinte émotionnelle est complètement nulle. Ils ont beau faire l’objet de conférences, de débats qui ennuient, de toute cette gesticulation intellectuelle, ils n’arrivent pas à toucher. Alors que les films de Broca brillent dans la nuit par leur parfum d’éternité, leur douceur désenchantée, leur dialogue confectionné dans ce friable organdi, cette mécanique joyeuse et pétaradante qui nous libère de nos chaînes. Broca est un libérateur, il ouvre les fenêtres de cette grande maison de famille, assoupie dans la campagne, à la façade défraîchie et fait valser les amours impossibles. L’instabilité des hommes vient de se fracasser sur le rivage des femmes.

Aujourd’hui, les langues se délient, les vraies valeurs finissent par s’imposer, le talent exploser, les contemporains peuvent juger sur pièces. Certains jeunes réalisateurs osent même avouer que ce cinéma-là, celui du dimanche soir, populaire et étincelant, à l’humour délicat et à l’action échevelée, les a profondément nourris. Ils en reconnaissent en Broca, un maître doublé d’un professionnel hors pair, c’est-à-dire un cinéaste star du box-office qui donne du confort de visionnage et de l’épaisseur à ses personnages, qui ne néglige jamais la qualité au détriment du plaisir gamin de s’amuser. Rares sont ceux qui réussissent aussi bien à doser l’aventure et le frisson, la fantaisie et l’introspection, sans tirer à la ligne, sans jouer les trémolos, Broca fut ce funambule délicat qui avançait sur cette mince corde sans jamais chuter dans la facilité. Nous verrons fleurir bientôt des dizaines d’héritiers à Philippe de Broca, son aura commence à se propager. On sait combien le réalisateur est admiré aux États-Unis, sa filmographie auscultée dans les meilleures écoles depuis Le Roi de cœur, sorti en 1966. Broca, l’oublié de la Nouvelle Vague et des revues spécialisées hexagonales, jalousé aussi pour ses millions d’entrées en salles et ses collaborations prestigieuses avec, entre autres, Belmondo, Cassel, Noiret, Girardot ou Montand a été, très tôt, reconnu et adoubé, outre-Atlantique, comme un authentique créateur.

Je considère Broca comme le meilleur cartographe intime de la province française. Lui seul savait saisir ces moments instables où une ville endormie, au pavé glissant, embaume l’odeur de chèvrefeuille et au loin, un homme déambule cherchant une explication à sa vie. Il y a des scènes signées de Broca qui nous accompagneront jusqu’à notre mort, Jean Rochefort et Nicole Garcia, place des Victoires dans Le Cavaleur ou Philippe Noiret et Annie Girardot, square Viviani dans Tendre Poulet. »