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Le Paris de Philippe de Broca

Le Paris de Philippe de Broca

Le cinéaste a souvent filmé la ville où il est né, notamment des lieux de son enfance, mais ses personnages ont voulu aussi s’en échapper pour parcourir le monde…

« Je suis né dans le 12e », explique Jean-Pierre Cassel dans L’Amant de cinq jours. Eh bien, ce n’est sans doute pas un hasard puisque Philippe de Broca l’est également. Plus précisément, le 15 mars 1933 dans une « maison de santé pour accouchements » de l’avenue du Général Michel-Bizot. Son enfance, cependant, se déroule boulevard Saint-Germain et sur l’île Saint-Louis, non loin du Jardin des plantes où il passe beaucoup de temps. « Les cris nocturnes des animaux encagés lui avaient donné le goût des lointains », raconte son scénariste Jérôme Tonnerre. Partir de Paris, donc, aller loin, vivre l’aventure. Le jeune garçon assouvit cette envie par le cinéma, les illustrés et les romans. Puis, à vingt ans, il sillonne 25 000 kilomètres de pistes à travers l’Afrique-Occidentale française (dont il rapporte un court-métrage, Opération Gas-oil).

Devenu cinéaste, il n’aura de cesse de parcourir le monde. Mais à ses débuts, les budgets qui lui sont alloués ne lui permettent pas encore d’aller sous les tropiques. Coincée dans son 7e arrondissement, Anouk Aimée soupire dans Le Farceur en se disant qu’« il y a des coins pleins de soleil où il fait meilleur qu’ici » et rêve de « plantes extraordinaires » du Mexique dont on fait « des pirogues, des robes, des livres, du feu ». Par la suite, le succès aidant, le cinéaste fera souvent de la capitale un simple point de départ. Jean-Paul Belmondo arrive en permission à la gare de Lyon puis part pour le Brésil dans L’Homme de Rio. Aussitôt mariés (à la mairie du 18e), Annie Girardot et Philippe Noiret s’envolent pour la Grèce dans On a volé la cuisse de Jupiter. L’Africain débute par un embouteillage pluvieux place de l’Opéra avant que Catherine Deneuve ne se rende au Kenya. Pierre Arditi et Gérard Jugnot quittent Paris pour la Bretagne dans Les Clés du paradis.

Ses premiers films ne maltraitent cependant pas sa ville natale. Les Jeux de l’amour (tourné en 1959 et sorti en 1960) s’ouvre sur une vue de la rue Soufflot avec le Panthéon au loin. L’histoire se déroule principalement un peu plus haut, à l’ombre de l’église Saint-Étienne-du-Mont, où Geneviève Cluny possède une boutique de brocante. Devant la caméra de Broca, la place Sainte-Geneviève ressemble à une placette de village, dans un Paris décati, pas encore blanchi par Malraux. Quelques plans furtifs montrent le trio amoureux sur les pelouses du Jardin des plantes. Un lieu de son enfance qu’il n’a pas fini de faire réapparaître à l’écran. Dans le film suivant, Le Farceur, Jean-Pierre Cassel et Anouk Aimée se promènent ainsi dans la serre tropicale. Mais la majorité du récit se déroule dans le quartier de la tour Eiffel. Dès le générique, elle apparaît sous de multiples angles (à la manière des Quatre Cents Coups de Truffaut sur lequel Broca était assistant), tandis que Cassel crapahute sur les toits, fuyant un mari cocu en colère. Le monument est très présent, on passe et repasse devant, on le voit de loin. Par la suite, un même plan reviendra souvent, digne d’une production hollywoodienne en mal d’exotisme : une vue de la tour Eiffel depuis la place du Trocadéro. Dans L’Homme de Rio, un homme mystérieux dérobe une statuette maltèque au Musée de l’Homme et la lance à un complice qui l’attend sur l’esplanade. On reverra cette composition dans Tendre poulet et Les Clés du paradis.

Avec Un monsieur de compagnie en 1964, tourné après Cartouche et L’Homme de Rio, Broca sacrifie à la carte postale en filmant, sur un air d’accordéon, le parvis du Sacré-Cœur (où Jean-Pierre Marielle vend des glaces), les Champs-Élysées (depuis la terrasse Martini) et Notre-Dame (depuis le quai Saint-Bernard). Ce qu’il fait également dans les autres épisodes du film, tourné à Rome (le Colisée) et Londres (Piccadilly Circus).

Après des détours par l’Asie (Les Tribulations d’un Chinois en Chine), Senlis (Le Roi de cœur), l’Afrique du Nord (La Poudre d’escampette) ou Annecy (Chère Louise), Philippe de Broca revient à Paris dans Le Magnifique en 1973. La cité qu’il montre est pluvieuse, triste, embouteillée, en un mot sinistre. Ce n’est pas celle de son quotidien dans le quartier de l’avenue Charles Floquet, à deux pas de la tour Eiffel. Non, c’est une vision imposée par le scénario qui oppose deux univers, celui du romancier François Merlin tirant à la ligne et celui du super agent Bob Saint-Clar évoluant dans un Mexique de pacotille. Dans le scénario original, raconte Broca, « (Francis Veber) faisait vivre le héros dans un appartement moderne. Moi, avec mon goût pour l’ancien, je l’ai fait vivre dans le Marais ». Il ne s’agit pas d’un décor mais d’un authentique logement situé au 17, rue des Tournelles, près de la Bastille. Et où Merlin va-t-il pour s’oxygéner un peu, quand il est las des exploits de son héros ? Au Jardin des plantes, bien sûr ! Il y joue aux boules (!) et sa voisine (Jacqueline Bisset) le rejoint pour une mise au point sur leur relation.

Avec L’Incorrigible, on passe frénétiquement d’un lieu à un autre, exactement comme Belmondo enchaîne les déguisements. S’agissant d’une histoire d’escrocs, on sort de prison (celle de la Santé) ou du commissariat (celui du boulevard Raspail, à l’aube) et on entre au Palais de justice. Les carambouilles se font dans les beaux quartiers (l’avenue Foch, l’hôtel Prince-de-Galles) mais aussi dans des endroits sordides (l’hôtel Tagada, une maison de passe de la rue Vavin). Philippe de Broca prend le temps de filmer l’île Saint-Louis, un des quartiers de sa jeunesse. Il nous avait déjà montré des façades du quai d’Anjou depuis un bateau mouche dans L’Amant de cinq jours et Françoise Dorléac se faisait enlever rue de Bretonvilliers (au coin du quai de Béthune) dans L’Homme de Rio. Cette fois, il s’amuse à faire s’y dérouler un mic-mac de tableaux volés. Le ministère des affaires culturelles (situé en 1975 rue de Valois) se retrouve par ses soins à l’hôtel de Lauzun, 17, quai d’Anjou. Et une mini-poursuite en voitures entre Belmondo et Julien Guiomar se termine rue Saint-Louis-en-l’Île.

Après avoir quitté le quartier de la tour Eiffel et s’être un temps installé vers l’Étoile, rue Montenotte, le réalisateur emménage en 1976 en plein centre de Paris, rue Visconti (6e). Hasard ou non, le film qu’il tourne à l’été 1977, Tendre poulet, se déroule dans des lieux proches : la place Dauphine (censée représenter la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève !), le 36 quai des Orfèvres, la Sorbonne, le square René-Viviani… Un peu plus au sud : la rue Léon-Maurice Nordmann où la commissaire Tanquerelle habite « à la campagne » et la rue Mouffetard où elle sauve le professeur Lemercier. Entre deux meurtres au poinçon, Broca offre au couple une escapade à Honfleur. C’est une habitude chez lui : ses films se déroulant à Paris ont toujours besoin de « respirations » – qui sont autant de fuites. Ses personnages partent à la campagne dans Les Jeux de l’amour et Le Farceur, à Chantilly dans L’Amant de cinq jours, au Mont Saint-Michel dans L’Incorrigible ou à Rambouillet et en Bretagne dans Le Cavaleur, comme lui-même partait à la moindre occasion dans sa maison de Vert, près de Mantes-la-jolie, ou retrouver son bateau, amarré dans le Morbihan.

Mais où est donc Édouard dit Le Cavaleur ? À la gare de Lyon pour récupérer une de ses conquêtes. À la salle Wagram en train d’enregistrer un concerto de Beethoven. Au Moulin-Rouge pour divertir des visiteurs russes. Rue de Seine chez son agent. Dans un cabaret montmartrois jusqu’au petit matin avec un vieux copain de conservatoire. Enfin, il est partout et assez peu chez lui, au 5, place des Victoires. À la manière de L’Incorrigible, le pianiste Édouard Choiseul (Jean Rochefort) ne cesse de bouger et parcourt la capitale de part en part. Broca en profite pour faire passer son personnage par un lieu qu’il semble apprécier, car on l’a déjà vu dans Les Jeux de l’amour et Tendre poulet : la fontaine de la place André Malraux, près de la Comédie-Française. Il reconstitue aussi une scène du Magnifique : la vision depuis une voiture des passagers sinistres d’un autobus sur la place de la Bastille embouteillée.

Ses films sont autant de témoignages sur le Paris des années 60 et 70. Ils rappellent que la salle Wagram servait de lieu d’enregistrement musical (Le Cavaleur) et accueillait des matches de boxe (Tendre poulet). Ils immortalisent les escaliers disparus de la rue Vilin à Belleville (Le Farceur, L’Amant de cinq jours). Ils montrent aussi la transformation de la capitale, une « modernisation » à laquelle goûte peu Broca : l’apparition du Cnit à la Défense (Les Jeux de l’amour), les travaux de construction de la Maison de la radio (Le Farceur) et du Front de Seine (Julie Pot de colle)…

Malgré un final sur la tour Eiffel dans La Gitane, Philippe de Broca abandonne Paris dans les années 80 pour la Grèce (On a volé la cuisse de Jupiter), l’Afrique (L’Africain), les États-Unis (Louisiane) et la Bretagne (Les Clés du paradis, Chouans !). Il y revient en 1994 avec Le Jardin des plantes, tourné pour la télévision. En se basant sur une idée d’Alexandre Jardin, Philippe de Broca décide de situer le récit durant l’occupation allemande et de faire de son héros (Claude Rich) le directeur du Muséum national d’histoire naturelle (en prenant comme modèle son grand-père adoré, Alexis de Broca, un original qui l’avait tant marqué par sa fantaisie). Un vrai retour aux sources pour le cinéaste, même si peu de scènes sont tournées sur place (hormis des plans autour de l’hôtel de Magny et rue Cuvier), la ménagerie étant filmée au zoo de Budapest !

Aujourd’hui, juste en face du Jardin des plantes, sur l’autre rive de la Seine, entre le quai de la Rapée et le boulevard de la Bastille, se trouve une place Philippe de Broca. Dans le 12e arrondissement où il est né.

Philippe Lombard


Tintin à Rio

Tintin à Rio

L’influence des albums de Tintin par Hergé est manifeste dans L’Homme Rio et Les Tribulations d’un Chinois en Chine, et même revendiquée par Philippe de Broca.

« Je devais faire un Tintin que j’ai abandonné parce que je trouvais idiot de transformer cette bande dessinée en film avec des acteurs, et le film s’est fait sans moi » raconte Philippe de Broca à propos de Tintin et le Mystère de la toison d’or, la première adaptation live des aventures de l’intrépide reporter. Ce projet va tout de même lui mettre en tête de faire un film d’aventures à la manière d’Hergé. « C’est un moment où j’ai eu envie de faire des films en imaginant ce que j’aurais aimé voir quand j’avais douze ans, un âge où l’on vit dans un monde d’aventures, où l’on se met sur un canapé qui devient le dos d’un chameau ou un traîneau à chiens. » Un voyage à Rio en 1962 pour promouvoir Cartouche convainc De Broca de tourner son histoire au Brésil. Mais quelle histoire ? Au producteur Alexandre Mnouchkine, il se contente de dire : « Nous allons faire un film à Rio. Belmondo sera en costume blanc, il descendra de l’avion et il lui arrivera plein d’aventures ! »

L’écriture du scénario de L’Homme de Rio se révèle difficile. De Broca commence avec Ariane Mnouchkine, puis fait intervenir Jean-Paul Rappeneau, pour terminer avec Daniel Boulanger. « Nous avions vraiment tout : les Indiens, les fléchettes, une fille emmerdeuse, un type qui lui court après, une intrigue très compliquée. Mais il nous manquait la base même. Finalement, la base c’est ce type qui a une permission de huit jours. Ça a été le déclic. » Le soldat Adrien Dufourquet (Jean-Paul Belmondo) profite de sa semaine de liberté pour rendre visite à sa fiancée Agnès (Françoise Dorléac). Au même moment, une statuette maltèque est dérobée au Musée de l’Homme et le professeur Catalan (Jean Servais) est enlevé. S’ensuivront de rocambolesques péripéties qui amèneront le jeune couple jusqu’à Rio et Brasilia.

Le film regorge de clins d’œil à Hergé. Le vol de la statuette renvoie d’abord à celui du fétiche Arumbaya au musée ethnographique, dans L’Oreille cassée. Le plan du voleur en imper et chapeau s’approchant de l’objet est même une citation directe (page 1, case 8). Puis, on trouve l’un des thèmes des 7 Boules de cristal, où une malédiction frappait les membres de l’expédition Sanders-Hardmuth, à leur retour du Pérou et de Bolivie. Dans L’Homme de Rio, trois scientifiques ont ramené chacun une statuette de leur exploration en Amazonie. La mort de l’un d’entre eux puis l’enlèvement d’un second ne permettent plus de douter qu’une véritable malédiction s’est abattue sur eux.

Il s’avérera en réalité que le professeur Catalan est derrière tout cela car il convoite un trésor. Ce qui fait lourdement penser aux agissements d’Anton Karabine dans… Tintin et le mystère de la toison d’or, tout comme la photo des amis d’autrefois n’est pas sans rappeler le cliché des « révolutionnaires » en une du journal du Tetaragua. Une autre référence au film est la présence, dans le rôle du médecin légiste au Musée de l’Homme, de l’acteur Max Elloy, l’interprète de Nestor !

Belmondo se retrouve suspendu au dessus d’un crocodile comme dans Tintin au Congo ou passe d’une fenêtre à l’autre d’un immeuble comme dans Tintin en Amérique. Enfin, c’est au Secret de la Licorne qu’il est indubitablement fait référence. Dans l’album d’Hergé, un petit parchemin se trouve dans le mât de trois maquettes de la « Licorne », bateau jadis commandé par l’ancêtre du capitaine Haddock. En superposant les trois bouts de papier, Tintin découvre la latitude et la longitude qui conduiront à l’épave du navire, où doit se trouver un trésor. Le professeur Catalan suit la même démarche, après avoir découvert les parchemins contenus dans chacune des statuettes.

L’Homme de Rio est un film réjouissant qui inaugure un nouveau type de héros d’aventure, « un héros plus drôle que Tintin » selon Philippe de Broca, « un Tintin à qui la gouaille et l’insolence seraient venus en même temps que le poil au menton » écrit le journaliste Jean de Baroncelli. Le public et la critique prennent un plaisir immense à ce « film de Tintin sans Tintin ». Pour Jean-Louis Bory, il s’agit même du « vrai Tintin, (du) merveilleux Tintin, et non (de) la triste chose essoufflée pseudo cinématographique où l’on retrouvait la Toison d’or »… Hergé appréciera énormément L’Homme de Rio qu’il considérera comme le véritable équivalent de ses albums.

Tintin en Chine

En 1965, les producteurs Alexandre Mnouchkine et Georges Dancigers demandent à Philippe de Broca de remettre le couvert. « J’ai donc enclenché la vitesse supérieure : j’ai pris la plus belle fille du monde, les paysages les plus exotiques, j’en ai encore rajouté dans le chapeau. » Les Tribulations d’un Chinois en Chine s’inspire (vaguement) d’un roman de Jules Verne mais il est évident qu’Hergé est de nouveau la source principale.

Dans une course-poursuite ininterrompue où Belmondo, milliardaire n’ayant plus goût à la vie, échappe à des tueurs imaginaires puis bien réels, les couleurs sont vives et les situations périlleuses. Toute la partie dans l’Himalaya s’inspire de l’ambiance de Tintin au Tibet (la montagne, le monastère bouddhiste, les références au yéti) mais aussi de petites scènes (la traversée de la ville à toute allure pour rejoindre l’aéroport, Paul Préboist faisant arrêter le taxi pour récupérer sa casquette). Le plan de Belmondo et Jean Rochefort glissant sur une paroi neigeuse rend hommage à la scène du Temple du soleil ; les personnages qui se réfugient dans des cercueils, en pleine mer, renvoient aux sarcophages des Cigares du pharaon ; et l’épisode révolutionnaire fait penser à L’Oreille cassée.

Avec son gilet jaune rayé de noir, sa dignité et sa serviabilité, Léon (Jean Rochefort) est un cousin germain de Nestor. Quant à l’adjudant Cornac (Paul Préboist) et au sergent Roquentin (Mario David), ils marchent sur les traces de Dupondt, multipliant continuellement les gaffes et tombant à l’eau sans raison. Or, ces deux derniers figurent dans le roman, sous les noms de Craig et Fry, et seraient selon les auteurs de Tintin chez Jules Verne (Michel Deligne et Jean-Paul Tomasi, Lefrancq, 1998), les modèles des Dupondt pour Hergé. La boucle est bouclée.

« C’est Tintin mis en scène par Mack Sennett, lit-on dans La Croix, c’est L’Homme de Rio en chinois, c’est un album de dessins, animés par de vrais acteurs. » Le film va cependant un peu moins marcher que le précédent. De Broca reconnaît lui-même qu’il a voulu trop en faire. Il est vrai que l’on assiste à une succession de scènes spectaculaires et exotiques, sans réels personnages et sans véritable histoire.

L’Homme de Rio et Les Tribulations d’un Chinois en Chine sont distribués avec succès aux États-Unis par United Artists sous les titres de That Man from Rio et Up to His Ears. Le sénateur Robert Kennedy dira du premier film qu’il ne s’est jamais autant amusé au cinéma, provoquant un quasi-phénomène de société. Parmi les nombreux spectateurs figure un certain Steven Spielberg…

 

Texte extrait de Tintin, Hergé et le cinéma de Philippe Lombard (Democratic Books, 2011)


Le Feu Follet

Le Feu follet

La Cinémathèque française a rendu hommage à Philippe de Broca en 2015. Voici le texte de présentation de la rétrospective écrit par Bernard Payen.

« Et si l’on redécouvrait Philippe de Broca ? Disparu il y a un peu plus de dix ans, le réalisateur, justement connu pour ses comédies d’aventures, est longtemps passé pour un simple artisan du cinéma. Contemporain de la Nouvelle Vague française, produit à ses débuts par Claude Chabrol et encouragé par François Truffaut (qui le surnommait « poète de la dérision »), il est aussi l’auteur d’une œuvre cohérente et diversifiée, aussi intimiste que romanesque, inventant son propre style à la frontière sans cesse flottante de la drôlerie et de la mélancolie. Technicien émérite, il s’est entouré dès ses premiers films de collaborateurs de premier plan qui ont su parler son langage poétique : notamment l’écrivain et scénariste Daniel Boulanger, le compositeur Georges Delerue ou encore le monteur et grand ami Henri Lanoë).

Né en 1933, élevé dans une famille où la peinture et la photographie l’ont très tôt fasciné, formé à l’École de Vaugirard, de Broca part faire son service militaire, d’abord en Allemagne puis en Algérie où, reporter caméraman, il rapportera des images montrant la réalité traumatisante du terrain. C’est là qu’il appréhende frontalement la dureté de la guerre, qui marquera par intermittence sa filmographie (de La Poudre d’escampette au Roi de cœur, en passant par Chouans !).

Un héros pressé et épicurien
Mais surtout, l’expérience choquante de la guerre d’Algérie incite Philippe de Broca à filmer la vie sous son meilleur jour, avec élégance, légèreté et dérision. La comédie sera notamment le genre qu’il investira et le rendra populaire. Dès son premier film, Les Jeux de l’amour, il met en place des éléments fondateurs. À commencer par un héros pressé et libre, épicurien, qui ne tient pas en place. Tour à tour, Jean-Pierre Cassel, aérien et gracieux, Jean-Paul Belmondo, encore plus trépidant, incarneront, chacun dans quatre films des années 60-70, ce feu follet insatisfait, suivant ses désirs, jamais en reste pour emprunter un avion, un train ou une voiture, et fuir d’un endroit à l’autre. Plus tard, Jean Rochefort, Philippe Noiret ou encore Claude Rich revêtiront à leur tour le masque joyeux et sombre de ce double du réalisateur, aussi réel que fantasmé. L’articulation entre réel et imaginaire est constante dans son œuvre. Ses personnages masculins oscillent sans cesse entre deux mondes qui s’opposent, se mêlent ou fusionnent parfois dans un univers poétique. Dans Le Roi de cœur, le soldat ornithologue Plumpick (Alan Bates) libère les fous de l’asile qui réinvestissent leur village en exerçant les métiers dont ils rêvent. Le monde réel (qui ne l’est jamais totalement d’ailleurs) laisse toujours la place à un monde rêvé, fruit d’une imagination totale. C’est bien sûr aussi le cas du Magnifique et de ses deux héros jumeaux (François Merlin / Bob Saint-Clar) se renvoyant la balle entre un sombre appartement parisien et une plage ensoleillée d’Acapulco. Réalité et imaginaire se retrouvent dans la collure d’un plan (femme de ménage et électricien issus du quotidien de l’écrivain peuvent surgir d’un coup dans le décor exotique qu’il imagine). De la même manière, si les personnages des films de De Broca sont toujours tentés ou soumis par une forme de stabilité sentimentale, une fois qu’ils ont séduit la femme qu’ils désiraient, ils fuient systématiquement la routine, le quotidien, le réel, pour des lieux perdus, des nuits suspendues ou un exotisme de bande dessinée, tel que le Brésil de L’Homme de Rio, l’une des plus grandes réussites du cinéma d’aventures français (une adaptation secrète des aventures de Tintin ayant inspiré à Spielberg son Indiana Jones, quelques décennies plus tard), la Chine des Tribulations…, ou l’Afrique qui avait tant marqué le cinéaste dans ses jeunes années…

L’amour en fuite
« Je ne conçois pas de faire un film sans qu’il y ait une histoire d’amour », disait souvent Philippe de Broca. Pour autant, les femmes amoureuses qu’il filme tout au long de sa vie ne sont ni transies ni béates. Elles sont au contraire fortes, vives, voire viriles (Lorène / Marlène Jobert, pilote et mécanicienne dans La Poudre d’escampette, Lise / Annie Girardot en commissaire, prenant les devants dans Tendre poulet), soucieuses avant tout de leur libre arbitre. Ainsi elles ne disent pas toujours oui, ne sont pas toujours sensibles à la séduction des hommes (« Vous êtes des lâches, je me suis toujours débrouillée et je sais où aller ! », lance Suzanne dans Les Jeux de l’amour), reviennent parfois sur leurs désirs (Hélène dans Le Farceur), mais elles restent des femmes amoureuses, irrésistibles. Perdre le jeu continu de la séduction revient pour le héros des films de Philippe de Broca à finir seul : une peur constante, des Jeux de l’amour au Cavaleur, dans lequel Édouard, lâché par sa femme lasse de ses errements sentimentaux et de ses mensonges, le quitte. Il lui reste alors dans sa course à bifurquer, enseigner son art (« Pour la première fois, j’ai un disciple, j’ai l’impression de servir à quelque chose »). On retrouve cette dimension de parrainage et de transmission à travers plusieurs très beaux personnages de la fin de carrière du cinéaste, Savinien de Kerfadec dans Chouans ! ou Fernand Bonnard dans Le Jardin des plantes.

Fugitifs, ses personnages recherchent paradoxalement un havre de paix, souvent éphémère, un lieu de création entre animaux, livres et antiquités, où se constituent une communauté, une famille recomposée (Le Diable par la queue, Le Farceur), un endroit secret où se réfugient les amoureux : l’église des Gitans de L’Incorrigible, ou bien encore le repaire de Cartouche, dans le film homonyme. Là, le voleur et chef de bande dans le Paris du 18ème siècle, interroge son amoureuse, la belle Vénus (Claudia Cardinale). « Tu as tout ! Qu’est ce que je peux te donner, qu’est ce que je peux t’avoir, ce n’est même plus amusant !… ». La jeune femme lui répond alors avec un enthousiasme ému : « Oh si, Dominique, amuse-toi, ça empêche de mourir ! » Une réplique parmi d’autres pour définir à merveille le goût de la fantaisie teinté de gravité qui irrigue le cinéma de Philippe de Broca. »

Bernard Payen


« Les Jeux de l’amour » par Françoise Sagan

Les Jeux de l’amour
par Françoise Sagan

En 1960, la romancière publie dans L’Express la critique du premier film de Philippe de Broca.

« Une jeune fille charmante vit avec un jeune homme charmant, dans un magasin charmant, depuis deux années qu’on peut supposer avoir été charmantes. Elle voudrait contracter avec lui un charmant mariage en vue d’avoir des bambins charmant, situation définitive à laquelle le charmant amant répugne. Avec l’aide d’un charmant ami, mi-repoussoir mi-hameçon, elle parviendra à ses fins pour sa plus grande satisfaction et pour celle du spectateur charmé.

Ce film est joué par Geneviève Cluny, charmante, et Jean-Pierre Cassel, bien mieux que charmant grâce à quelque chose dans l’œil qui en a déjà fait ou en fera un merveilleux acteur.

Bref, voici un film gai, charmant – je l’ai déjà dit – et sans prétention. Pour ma part, je n’aime pas beaucoup les films sans prétention. Le cinéma m’apparaît comme une flèche prodigieuse destinée à empoisonner le spectateur à force de rêverie, de persuasion ou de violence. J’aime le cinéma un peu fou qui reflète quelqu’un (le metteur en scène), le cinéma qui crée des personnages écrasants ou des baudruches, le cinéma un peu monstrueux qui a déjà été fait, que l’on fait et qui est à refaire. Je trouve dommage de s’en servir pour filmer ce qui eût pu faire une moyenne pièce de théâtre. En ce sens je préfère Moderato Cantabile, film manqué, aux Jeux de l’amour, film réussi.

Enfin, je ne vois absolument pas ce qui a pu pousser Philippe de Broca, un jeune homme, à faire ce film. L’histoire ? Maupassant en avait fait autre chose. Les personnages ? Ils ne dévient pas d’un pouce, n’ont pas un réflexe que l’on ne puisse prévoir. Le fait de réussir une comédie ? Alors là, il a eu raison. C’est moins drôle que Some like it hot, c’est moins cruel que les films de Lubitsch, c’est moins efficace que Boisrond, mais dans le genre c’est réussi. C’est « distrayant », mais dans le pauvre sens du mot. Valéry disait : « Se distraire, c’est s’absorber. » Dans ce cas-là, Les Jeux de l’amour ne sont pas distrayants. Mais on peut y passer une heure et demie sans dommages.

Cela dit, Philippe de Broca dispose des mêmes atouts que les autres jeunes metteurs en scène : de bons dialogues, de la justesse et cette vivacité qui touche parfois la sécheresse : il n’y a qu’un seul plan poétique dans ce film, celui où Jean-Pierre Cassel contemple une coccinelle sur sa main. Tout le reste du film se promène d’un trottoir à l’autre, d’un visage à l’autre, il y a de jolies vues, de bonnes scènes intimistes, des drôleries un peu forcées, aucune provocation, bref un film charmant. On voit même le visage de Chabrol dans une roulotte à un moment, ce qui fait soupirer de nostalgie, la Panthéon illuminé et les bonds de Jean-Pierre Cassel qui devait être éreinté. Geneviève Cluny et Jean-Louis Maury sont excellents.

Pourquoi d’ailleurs ces reproches ? L’ambition n’est pas un devoir. Et quelle importance si le charme de ce film est celui des éphémères (genre d’insectes qui ne vivent que peu de temps – signé Larousse) ? Aucune, si ce n’est l’agacement que l’on éprouve à parler d’un film que la mémoire refuse. »

Chroniques 1954-2003, Livre de poche, 2022


« En cas de danger, plaisante » (à propos du « Roi de cœur »)

« En cas de danger, plaisante »

par Mathilde Albouy 

« En cas de danger, plaisante »

Cette maxime d’Henri Michaux me revient si souvent, et cette fois encore après avoir revu Le Roi de cœur de Philippe de Broca.

Ancien souvenir de cinéma très fort, de ces films dont on sort comme on s’éveille d’un rêve intense et beau. L’empreinte qu’il laisse est plus forte encore que son déroulé.

Empreinte posée sur quelque chose en nous de profond, de précieux, d’indéfinissable, qui a à voir avec l’enfance, qui perdure quand on grandit mais se laisse ensevelir par l’expérience de la vie qui nous apprend à nous débrouiller avec le réel, qui nous enseigne à ne plus être des enfants car on ne peut mener une vie d’adulte autonome et libre sans ranger sagement cette enfance de nous-même dans un coin de nous.

C’est cette métaphore de la fin du film : tous ces « fous » qui regagnent leur « asile d’aliénés » : asile comme abri, toit protecteur, « aliénés » comme privés de liberté. Effectivement, c’est une prison dont on ne peut sortir. Ils la retrouvent volontairement après une escapade dans une ville désertée qu’ils ont investie en vivant leur fantaisie au cœur de ce que le monde adulte offre de pire : la guerre.

Des enfants qui vont de pestacle en pestacle, fermement décidés à préserver coûte que coûte l’esprit de légèreté et d’insouciance ; rien n’est grave pour ces « doux dingues », ni les lions en liberté, ni l’amour, ni la mort, ni les militaires… Tout est vécu comme une anecdote amusante, une aventure excitante. Tout les émerveille, ils se promènent en cortèges et fanfares, chantent et dansent, posent leurs chaises pour applaudir.

On ne peut pas dire qu’on rit ; le film comme comédie a quelque chose de gauche, et sans doute cela explique-t-il l’insuccès du film à sa sortie si on attendait une comédie. Question de rythme sans doute, mais question de sujet surtout.

C’est un conte philosophique sur la folie, la vraie, celle de la guerre, montrée dans son absurdité quand troupe militaire allemande et troupe écossaise se font face et se tuent sous les yeux des « fous » ; image à peine caricaturée du réel de la Grande Guerre, de ces guerres de tranchées absurdes. Quel est ce monde si cramponné à la vie qui organise des massacres depuis la nuit des temps ?

Il y a quelque chose de si grave et de si émouvant chez ces « fous » obstinés à la gaieté, et finalement si conscients de la construire : « en cas de danger, plaisante ». C’est une injonction. Les fous du Roi de Cœur savent bien la réalité du monde : ils n’y vont pas, ne quittent pas Senlis, la ville désertée miraculeusement pour eux, décor merveilleux de leur loufoquerie, et retournent tranquillement en abandonnant leurs costumes et accessoires dans leur asile-abri quand les habitants du vrai monde réintègrent leur ville.

N’existent-ils pas en nous ces fous chéris, facétieux et fêtards, peu soucieux des règles établies, qui souhaiteraient un peu plus s’exprimer dans le monde adulte du raisonnable, du devoir, de la loi, du réel ?

Le film pose un sujet sur l’incompatibilité de ces mondes, la grande difficulté de leur cohabitation.

Je me demande si tout le cinéma de Philippe de Broca ne contient pas ce sujet bien plus grave et douloureux qu’il n’y paraît : le charme de l’insouciance, son énergie, sa grâce, peuvent-ils vivre tout à fait pleinement dans le monde du réel ?

La profonde mélancolie de Jean-Claude Brialy qui s’exprime dans cette phrase commencée dans un sourire, achevée sur un visage grave : « les plus beaux voyages se font par la fenêtre ».


Brocatelle et robe de bure

Brocatelle et robe de bure

Par Jean-Pierre Zarader

Ce goût de la parure chez Claire, qui est comme une affirmation du règne de l’apparence, se retrouve dans CartoucheC’est d’ailleurs dans ce film que la rencontre avec Pascal est la plus évidente : « C’est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! Il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force ». Dans la lignée du Cratyle de Platon, on serait presque tenté de céder ici à l’illusion d’un démiurge qui aurait réalisé cette adéquation entre le nom (de Broca) et la chose (l’œuvre du cinéaste, toute de brocatelle…) : la brocatelle, cette riche étoffe brodée d’or, est en effet le symbole exact de l’univers filmique de Philippe de Broca. A moins que, de préférence aux dieux, on ne choisisse de se référer ici au « hasard objectif », cet autre nom du mystère que Breton évoquait dans Nadja. Toujours est-il que le spectateur des films de Philippe de Broca échappera à la déception du narrateur d’A la recherche du temps perdu, qui ne parvenait pas à relier l’œuvre aérienne de Bergotte au nom du romancier : « Sans doute les noms sont des dessinateurs fantaisistes, nous donnant des gens et des pays des croquis si peu ressemblants que nous éprouvons une sorte de stupeur quand nous avons devant nous, au lieu du monde imagé, le monde visible1. » Le goût de la parure et de l’apparat est constant dans Cartouche (mais aussi, évidemment, dans Le Magnifique, L’Incorrigible, ou Le Roi de cœur) : que l’on songe au repère de Malichot, au goût des bijoux, à la fascination mortifère qu’exerceront les deux diamants de l’ambassade du Sultan, ou à la scène de l’enterrement de Vénus dans un carrosse d’or.

Mais ce goût traduit plus qu’une symbolique de l’imaginaire régie par le principe de plaisir. Par lui en effet Cartouche, à sa façon, fait sienne l’affirmation de Pascal : « Cet habit, c’est une force ». Pascal et Philippe de Broca se rejoignent ici dans une vision baroque du monde : l’habit est, contrairement à la sagesse toute classique des peuples, ce qui fait le moine — ou le héros. La fuite du référent, qui est comme l’âme du baroque, est ici manifeste ; loin que nous puissions considérer la parure (l’apparence) comme une caricature de la force (l’essence), nous devons nous rendre à cette évidence que toute la tradition classique s’est ingéniée à méconnaître : il n’y a pas d’au-delà de l’apparence, nul arrière-monde d’où l’on pourrait la dévoiler. Il n’y a que ce voile qui est tout, et qui dénonce l’illusion d’un envers du décor. Nous sommes ici au théâtre, mais dans un théâtre cosmique, qui ne laisse rien subsister en dehors de lui : Philippe de Broca est bien, comme on le dit, un auteur de comédie.

Ce point de vue, qui est celui de Cartouche, est peut-être dépassé dans Le Roi de Cœur, dans cette scène où nous voyons les fous, et Plumpick lui-même, après avoir revêtu tous ces « habits » qui ont fait d’eux des personnages — ce qui est bien le point de vue de Cartouche — se dépouiller de ceux-ci et accepter de n’être plus vêtus, uniformément, que de cet habit de toile blanche que rien ne distingue. Si la brocatelle était une force que les demi-habiles, comme le dit Pascal, avaient grand tort de mépriser, l’habit de ces sages, si semblable à la robe de bure, semble vouloir nous rappeler que la seule force authentique est celle de l’esprit.

On retrouve ici la distinction que fait Pascal entre les grandeurs naturelles et les grandeurs d’établissement. Philippe de Broca ne renoncera jamais à cette célébration de la brocatelle. Une scène du Magnifique — l’entrée de Victor Vauthier au Palais de Justice — est particulièrement révélatrice de cette puissance des apparences et de cette force de la brocatelle que Pascal s’est plu à souligner.

Pour ce dernier, en effet, la pourpre et l’hermine sont essentielles au magistrat : « Le chancelier est grave et revêtu d’ornements. Car son poste est faux et non le roi2 ». Ce sont donc les « chaînes de l’imagination » qui nous conduisent, insensiblement, à respecter ces grandeurs qui ne sont que des « grandeurs d’établissement » : « Nos magistrats ont bien connu ce mystère (le pouvoir de la brocatelle et/ou de l’imagination). Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chauffourés, les palais où ils jugent… tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n’avaient des soutanes et des mules… jamais ils n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique3 ». Toute l’institution judiciaire repose ainsi sur la « pompe », et la majesté de la Justice se manifeste dans le caractère majestueux — architecturalement parlant — du Palais de Justice (Saint Louis lui-même, après tout, rendait la justice sous un chêne, non sous un roseau). Cette pompe n’est donc nullement gratuite : elle vise à déterminer, chez le prévenu, une attitude d’humilité essentielle au « bon » fonctionnement de la machine judiciaire. Or l’entrée de Victor Vauthier dans le Palais de Justice fait littéralement voler en éclat l’ordre judiciaire. C’est que la pompe, l’arrogance, la superbe sont ici du côté de Victor. Celui-ci entre en effet dans cet édifice en conquérant, comme s’il s’agissait de son propre palais (privé) : il lance un « bonjour tout le monde » à la cantonade, tutoie tel prévenu, écarte tel autre et finit par s’asseoir sur le bureau du juge. Il y a là une de ces perversions chères au cinéaste (comme lorsque le comte de Kerfadec, dans Chouans !proposera de fêter la prise de la Bastille « au Château »). C’est l’ordre judiciaire tout entier qui est ici perverti, puisque Victor retourne contre l’institution ce qui faisait la force de l’institution : la pourpre est toujours là, mais elle est cette fois du côté de l’homme, non du côté de l’institution. C’est donner à voir que, comme l’avait bien vu Pascal, toute la force de l’institution n’est que dans cette pourpre et cette pompe dont elle s’entoure.

Ce parallèle entre la philosophie de Pascal et l’œuvre cinématographique de Philippe de Broca peut surprendre. On retrouvera pourtant, chez le cinéaste comme chez le philosophe, une même prise en charge de l’existence humaine dans son donné le plus immédiat : le divertissement, l’agitation fébrile de l’homme, le tumulte, la fuite. Dira-t-on, comme on le fait souvent, que le solitaire de Port-Royal prétend dépasser le divertissement, le dénoncer — ce que Philippe de Broca ne fait jamais ? Mais ce serait oublier que, selon Pascal lui-même, nul homme depuis la chute- même le chrétien- ne peut demeurer « en repos ». Quant à l’homme sans Dieu, ce serait folie que de vouloir le détourner de ses folies et de ses tribulations. Cet homme-là, et c’est lui que de Broca met en scène, ne peut que s’abîmer dans l’apparence, cavaler et tribuler… Si telle est la condition de l’homme, on comprend que l’Apologétique de Pascal puisse commencer par le divertissement et que, parallèlement, chez de Broca, ce soit souvent sur l’agitation que s’ouvre le film (mais pas toujours : dans Chère Louise ou dans Les Tribulations l’ennui est premier, ce qui accuse la structure circulaire de l’œuvre). Cet élément de construction, qui est un élément de fond et non de pure forme, produit ses effets les plus saisissants lorsque comme dans Le Magnifique, l’agitation sur laquelle s’ouvre le film est purement imaginaire, et destinée à masquer un ennui réel et profond. C’est ainsi que nous assistons à une série d’exploits, tous plus étonnants les uns que les autres avant de comprendre que nous sommes, non dans la réalité, mais dans la fiction. Toute la superbe de Belmondo-héros (Bob Saint-Clare) n’est que le masque de Belmondo-auteur (François Merlin) qui, seul, décrépi et mal rasé, dans un logement misérable et sur une machine à écrire trop vieille, est en train de dactylographier son dernier roman.

Dira-t-on que si l’apparence est première, dans ce film, elle est pourtant dénoncée au profit de la réalité ? Si tel était le cas, cela viendrait infirmer l’analyse, esquissée à propos de Cartouche et de L’Amant de cinq jours, du caractère baroque de l’œuvre de Philippe de Broca. A tout le moins cela conduirait à reconnaître une certaine évolution du cinéaste qui, parti d’une vision purement baroque du monde, reviendrait, avec Le Magnifique, à une vision plus classique. Ainsi affirmerait-on que Bob Saint-Clar, le héros arrogant et sûr de lui, cache un homme simple et sensible, François Merlin, qui méprise cette littérature à sensation et rêve d’une œuvre authentiquement littéraire (comme Philippe de Broca rêverait d’un film sérieux) : n’est-ce pas là, de manière toute classique, la réalité qui apparaîtrait derrière l’apparence ?

1. Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio, p. 140.

2Pensées, Br. 307.

3Ibid., Br. 82.

 


L’apparence devient le vrai

L’apparence devient le vrai

Par Jean-Pierre Zarader

Dire que la vie est un jeu et une apparence qu’il faut savoir prendre comme tels, c’est dire qu’il y a, dans l’œuvre de Philippe de Broca, une vérité du leurre. Que le leurre soit ainsi, comme dirait Nietzsche, la vérité suprême, apparaissait déjà, bien avant Le Roi de Cœur, dans L’Amant de cinq jours. A la vision de ce film, on a le sentiment qu’une scène manque : celle qui précéderait la première, et qui expliquerait qu’Antoine puisse séduire si facilement Claire. Ce plan n’est d’ailleurs pas totalement absent mais simplement déplacé ; il se trouve à la fin : c’est le dernier plan, celui de la vitrine. Le film s’ouvre sur un long baiser de Madeleine et d’Antoine, auquel fait suite une courte scène où ce dernier entreprend de séduire Claire. Le décor, qui est celui d’une présentation de mode, est en même temps le fond même du film, puisque cette cérémonie est un symbole de l’univers du cinéaste : la montre, l’apparence, le jeu. Les premières images sont donc bien premières, non seulement en fait, mais en droit1 : tout commence par le divertissement, le jeu, l’oubli de soi — comme ce sera à nouveau le cas dans Le Lagnifique et dans L’Incorrigible. L’apparence est donc première. Mais le travail du film ne consistera pas à récuser celle-ci : c’est la philosophie classique qui prétend lever l’apparence, l’éliminer pour mettre à jour l’essence ou la réalité2. Or Philippe de Broca, précisément, n’a rien d’un cinéaste didactique ou classique. Son effort consistera, au contraire, à mettre en évidence l’apparence elle-même en tant que pure apparence. L’univers filmique de l’auteur révèle ici le lien étroit qu’il entretient avec toute une tradition cinématographique, celle où les décors ne sont que des façades en trompe-l’œil. On pense évidemment ici à Chantons sous la pluie, de Gene Kelly et Stanley Donen. Kelly, avouant à Debbie Reynolds qu’il a besoin d’un « décor » pour lui déclarer son amour, va mettre en place une gigantesque machinerie, à laquelle nous finirons pourtant, miraculeusement, par ne plus prêter attention : les auteurs dénoncent donc les artifices de la mise en scène, tout en réussissant à les faire oublier. Un cinéaste classique démontrerait que derrière les façades il n’y a rien, mais seulement des étais qui leur permettent de tenir debout. A l’opposé d’une telle conception, le parti pris du cinéaste, analogue à celui de la comédie musicale, consisterait plutôt à construire des décors qui se donnent comme tels, et que pourtant il persisterait à prendre pour la seule vérité. N’est-ce pas que le cinéma est ce lieu de nulle part où l’apparence devient le vrai ?

Il s’agit donc ici de faire voir que la réalité, loin d’être la vérité de l’apparence, reçoit de cette dernière son statut. Ainsi, dans L’Amant de cinq jours, c’est la légèreté et la duplicité de Claire (l’apparence) qui nous introduisent progressivement à l’univers obscur qui est le sien : ce besoin d’échapper à l’ennui, la béance du temps, son amour pour Georges, son mari, mais aussi l’impossibilité où elle est de borner son désir et toute son existence à cet homme. En ce sens la scène fondatrice du film, la plus belle aussi, est sans doute la dernière. Claire a rompu avec Antoine qui n’a pas su comprendre que le jeu était tout le sérieux de la vie, qui a cru pouvoir passer de l’apparence à la réalité — comme si le vêtement n’était pas la chair même de l’homme3. Elle est disposée déjà à accueillir le prochain partenaire qui, croyant la séduire ou l’aimer, entrera dans son jeu. Claire s’arrête alors devant la vitrine illuminée d’une bijouterie. Vitrine, illuminée, d’une bijouterie : cette triplicité de l’apparence, donnée en une seule image, est un modèle de surdétermination. Faut-il rappeler le parallèle étymologique qu’établit Aristote, dans le De anima4, entre phantasia, la fantaisie, et phuos, la lumière. Lumière et fantaisie, c’est tout un — et la vitrine illuminée de la bijouterie est le rêve même de Claire. Toute cette scène n’est donc qu’un perpétuel jeu de miroirs. Cet instant est celui du rêve, de l’imaginaire, et il contient en lui toute la première partie du film. Puis la vitrine s’éteint, les bijoux disparaissent, grisaille du réel. Toute une part de la vie de Claire est là, dans cette obscurité qu’elle vit quotidiennement avec Georges, son mari, archiviste de métier (et qu’y a-t-il de plus obscur qu’un obscur archiviste ?). Cette part d’elle-même, Claire ne la refuse pas : elle est à sa façon bonne épouse et bonne mère, et Antoine apprendra à ses dépens qu’elle aime son mari. Elle refuse pourtant de — ou ne réussit pas à — s’y réduire. Son prénom même dit assez tout l’éclat dont elle a besoin, et dont elle est porteuse. La grise réalité est là pour un temps, mais que l’apparence revienne vite, car dans la grisaille Claire pourrait bien s’éteindre, et son mari l’a bien compris — qui la laisse être elle-même, c’est-à-dire rêver (Ne précise-t-elle pas que c’est de lui qu’elle tient ses bijoux, cette matière de rêve ?). Que s’allume une autre vitrine (la présentation de mode, au début du film, n’était-elle pas comme une première vitrine ?), que le nouvel amant apparaisse… déjà une voix l’interpelle. Un inconnu que nous ne verrons pas. Une autre histoire d’amour, qui pourrait faire un autre film — le même. Cet éternel retour du Même, qui caractérise la figure de la séductrice dans L’amant de cinq jours, est à rapprocher des analyses de Jean Baudrillard : « La séductrice se veut immortelle, comme l’hystérique, éternellement jeune et sans lendemain, à la stupeur de tous, étant donné le champ de désespoir et de déception où elle évolue. Mais justement, elle y survit parce qu’elle est hors psychologie, hors sens, hors désir. Ce qui tue les gens et les fatigue, c’est le sens qu’ils donnent à leurs actes — or la séductrice n’accorde pas de sens à ce qu’elle fait, elle ne supporte pas le poids du désir ».

Tout le film tient dans cette opposition dont le dernier plan juxtapose et immobilise les deux termes. C’est elle qui exprime, en langage cinématographique, l’opposition philosophique de l’apparence et de l’essence. Et ce n’est pas un hasard si le film s’achève sur cette vitrine obscure : ce n’est pas seulement parce que le cinéma, en tant qu’art visuel, ne peut saisir l’obscurité et vit de lumière ; c’est aussi, et surtout, à cause de cette prévalence de l’apparence qui marque l’univers de Philippe de Broca. Le film s’achève parce que le cinéaste n’a plus rien à nous dire : il se refuse à sortir de l’apparence pour atteindre une prétendue réalité plus profonde. C’est en ce sens que de Broca est baroque : il en reste à cette « perle irrégulière » ou à ce diamant qui est sans profondeur, tout apparence. Il retrouve Nietzsche : « L’apparence pour moi, c’est la réalité agissante et vivante elle-même qui, dans sa façon de s’ironiser elle-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il n’y a là qu’apparence, feu follet et danse des elfes, et rien de plus5 » — Et Pascal.

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5Le Gai Savoir, I, 54, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, 1967.


Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence

Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence

Que fait le héros de Philippe de Broca lorsqu’il ne rêve pas ? Il pêche à la ligne (Cartouche), joue aux boules (Le magnifique), nettoie fébrilement l’intérieur de sa maison de fond en comble (Tendre poulet), ou bien retrouve une grisaille quotidienne qui, par son seul poids, est déjà comme le négatif de nouvelles aventures (L’amant de cinq jours ; Chère Louise) — autant dire que, comme le héros des Tribulations d’un Chinois en Chine, il sombre dans l’ennui. A l’encontre d’un Beckett qui, à la recherche d’une essence, met en scène la nudité et le vide de l’existence, Philippe de Broca a choisi, délibérément, de s’en tenir à l’apparence et au rêve : nul temps mort ici, nul ennui, mais la plénitude de l’imaginaire. De là, évidemment, l’extraordinaire vitalité de la plupart de ses films. Mais cette vitalité cependant, ce divertissement, a toujours lieu sur fond de déréliction, de solitude ou d’ennui. Ce vide existentiel, il est vrai, n’apparaît le plus souvent que de façon marginale, et de manière privilégiée au début et/ou à la fin de ses films. Premiers et derniers plans se répondent donc, et déterminent le « point haut » à partir duquel s’éclaire la structure de l’œuvre. C’est cette homologie du début et de la fin qui donne à la plupart de ses films cette structure circulaire1 que le cinéaste se plaît parfois à souligner de manière quasi fétichiste ; ainsi, Tendre poulet s’ouvre sur un accident blessant Antoine au genou et se clôt sur un nouvel accident où, précise ce dernier, c’est le même genou qui est atteint. Dans Cartouche déjà, la première scène où Louis Bourguignon et son jeune frère Louison assistent au supplice d’un condamné (« Regarde petit, bientôt ce sera notre tour ») est comme une préfiguration de la dernière : « Nous allons avoir des nuits froides » – « Et après ? » – « On finira comme prévu » – « Dans les mains du bourreau » – « Oui, et que ça aille vite ».

L’amant de cinq jours, Un monsieur de compagnie, L’homme de Rio, Les tribulations…, Chère Louise reposent aussi sur cette circularité. Mais celle-ci n’est pas, comme on pourrait le croire, un procédé purement stylistique : elle répond au propos même du cinéaste, à sa vision du monde.

Un arbre en trompe–l’oeil

Car ce que Philippe de Broca donne à voir de manière circulaire, c’est précisément la circularité elle-même, c’est-à-dire un temps qui ne passe pas mais revient toujours sur lui-même. Dans la mesure en effet où ses héros n’agissent pas (quoiqu’ils s’agitent ou cultivent le geste pur — ce qui est mis en évidence dans Le Roi de Cœur, Le magnifique et L’incorrigible), dans la mesure où ils rêvent leur vie, ils n’ont aucune prise sur le temps. D’aucuns pourront rapprocher ceci de l’intemporalité des processus inconscients dont parlait Freud. Toujours est-il que, pour ses héros, le temps n’existe pas : il s’est arrêté, figé dans une immobilité qui n’est pas sans rappeler celle de la mort. Inversement d’ailleurs, lorsque le héros cesse d’en être un, il retrouve la pesanteur du temps. Ainsi, lorsque François Merlin, dans Le magnifique, entreprend de ridiculiser et de détruire le personnage « héroïque » de son roman, Bob Saint-Clare, il l’immerge dans le temps : celui-ci, éternellement jeune et invulnérable, se retrouve soudain atteint d’un mal temporel par excellence — un panaris. A la question de Tatiana : « Que peut-on faire ? » il répond : « Rien, il faut attendre, il faut que ça mûrisse ». Et dans L’incorrigible, les reproches que Camille, l’oncle de Victor Vauthier, adresse à son prétendu neveu sont à cet égard significatifs : « Il y a vingt ans que tu gaspilles ta vie entre les hippodromes et les alcôves… Tu abolis le temps ». Ce que Camille, image parfaite du « demi-habile2 » pascalien, reproche à Victor, c’est sa fuite dans le divertissement. Il est vrai que lui-même semble prendre au sérieux, et même au tragique, l’irréversibilité du temps : son projet n’est-il pas de construire une digue devant le Mont Saint-Michel pour éviter que « le décor de ses amours » ne se retrouve, le temps et le sable aidant, « au milieu des betteraves » ? Mais le caractère aberrant d’un tel projet3 dit assez que le héros debroquien n’a d’autre moyen de lutter contre le temps que de l’« abolir ».

« Vivre l’instant » : telle est donc, sans nul doute, la philosophie immédiate du héros de Philippe de Broca. Églantine, la sage prostituée du Roi de Cœur, ne dit-elle pas à Plumpick : « Tu chasses des chimères ; je te confie mon secret : je vis dans l’instant, il n’y a que l’instant qui compte ». Et dans Chouans !, le comte de Kerfadec, qui s’adonne aux plaisirs des modèles réduits, comme à ceux de la table ou de l’amour, apparaît comme le frère d’Églantine, un hédoniste qui n’a d’autre philosophie, lui aussi, que de « vivre l’instant » — ce que tous les nostalgiques d’un arrière monde (Dieu ou l’Histoire, peu importe) trouveront sans doute bien superficiel et qui est pourtant le dernier mot de la sagesse debroquienne. Mais cet hédonisme immédiat — ce qui ne signifie nullement qu’il ne soit pas réel — renvoie à une immobilité que l’on a trop souvent refusé de voir ou de comprendre. Car si les héros prétendent « vivre l’instant », il est indéniable que, par un tragique renversement des choses, ils se retrouvent en quelque sorte emprisonnés par celui-ci. On comprend dès lors la nécessité profonde de cette structure circulaire : chaque film, chaque aventure, vient s’annuler, se résorber dans sa fin qui, homologue au début, est le signe d’une temporalité arrêtée. Jean Collet, dans une excellente étude consacrée à L’homme de Rio4, a noté cette épochè de la temporalité, mais pour la déplorer : « Reste un reproche plus grave… L’évasion que nous propose Philippe de Broca ne mène nulle part… Une bulle de savon… L’espace d’un mirage. Et puis plus rien ». Mais la déception du critique ne vient-elle pas de ce qu’il prétend interpréter et juger un film à l’aide d’une conception du monde et de la temporalité qui est précisément celle que le cinéaste, par toute son œuvre, récuse ? C’est dans une pensée tragique ou dialectique que quelque chose doit advenir, que le temps est comme la substance dans laquelle s’inscrivent les actes de l’homme. Mais l’univers baroque, et en plus d’un sens pascalien, de Philippe de Broca est à l’opposé d’une telle conception : c’est un monde du geste et non de l’acte, un monde de l’imaginaire et non du réel. On comprend donc que tous les films du cinéaste s’achèvent sur un monde inchangé. C’est l’absence même de temporalité qui interdit toute progression psychologique ; c’est elle encore qui permet de comprendre que le héros debroquien n’opère jamais une véritable transformation de la matière : la transformation (la poiësis grecque) est étrangère à l’univers du cinéaste qui relève davantage de la parole et du geste chers aux sophistes, puisque ce héros vit de persuader, agissant moins sur les choses que sur les hommes et l’opinion. Cette « bulle de savon » qui éclate et nous renvoie au néant peut certes sembler dérisoire à qui espérait cueillir les fruits de l’arbre. Mais à y bien regarder, on s’apercevra qu’une telle fécondité est étrangère aux préoccupations du cinéaste : l’arbre de Philippe de Broca est un arbre en trompe-l’œil.

Donner à voir l’apparence en son intemporalité même est ici le projet. Et si cette comédie ne débouche sur rien, ce n’est nullement par défaut ou par légèreté, mais précisément parce que, hors la comédie, il n’y a rien (ou le Rien, si l’on veut). Comme le dit Pascal : « le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie : on jette un peu de terre sur la tête, et en voilà pour jamais5 ». Ceux qui ont reproché à Philippe de Broca de ne faire que de la comédie auraient-ils oublié tout le poids de ce mot ?

1. L’écriture filmique — panoramique ou trajectoire sur 360° (L’homme de Rio, Le cavaleur) — et la musique (valses de Georges Delerue) viennent parfois souligner cette circularité.

2. Le demi-habile est, chez Pascal, le contraire même du sage. Il figure une pseudo sagesse, héritière de tous les dualismes métaphysiques (et notamment du dualisme essence/apparence), que Pascal n’a cessé de dénoncer. Camille est à la fois l’antithèse de Victor et son semblable. Son sérieux, à la limite de la mélancolie, s’oppose en effet à l’insouciance de son prétendu neveu. Qu’il vive dans une roulotte arrêtée est à cet égard révélateur : ancien rêveur (la roulotte) Camille semble avoir fait son deuil de l’imaginaire (la roulotte est arrêtée), mais celui-ci finira pourtant par prévaloir et Camille reprendra la route après le vol du Greco au musée de Senlis.

3. Ce projet, dans sa démesure même, laisse également percevoir que Camille, quoi qu’il dise, reste hanté par le rêve et l’imaginaire. C’est la raison pour laquelle il refusera ce réel vaguement teinté de rêve (cette pure chimère), cette vie de farniente sous les cocotiers que lui propose Marie-Charlotte. Incorrigible rêveur, tout autant que Victor, il porte en lui cet imaginaire à l’état pur qu’est le refus du temps. Car cette digue qu’il rêve de construire, c’est le rêve même luttant contre le réel — c’est-à-dire contre le temps.

4Télérama, n° 739.

5Pensées, Br. 210.

JEAN-PIERRE ZARADER


Une dérive baroque

Une dérive baroque

La figure stylistique du contretemps et du contraste renvoie à une perte de l’idée classique de nature : le héros de Philippe de Broca, comme l’homme baroque de Pascal, n’a pas de nature, mais tout au plus une condition, changeante et contingente. Cette prévalence de la condition se rencontrait déjà dans Les tribulations : Lempereur, le héros du film, est tour à tour pessimiste et optimiste, passif et actif. Autant dire qu’il n’est, naturellement, ni l’un ni l’autre, que tout est affaire de circonstances : mélancolique lorsque sa richesse le fait sombrer dans l’ennui, heureux de vivre lorsque, se croyant vulnérable, il réussit à sentir la valeur de la vie.

La mythomanie de Victor Vauthier, dans L’incorrigible, trouve là son véritable sens : si celui-ci peut incarner tout à la fois un jardinier simple d’esprit, un grand industriel qui vend des bombardiers aux pays étrangers (parfois, par téléphone, en simple tenue de jardinier), un médecin, un avocat, ou même Alvarez l’Andalou, n’est-ce pas parce que toutes ces conditions sont autant de contingences que le cinéaste se plaît à confondre ? La pluralité même des personnages incarnés dit assez que le référent ultime, la personne, est absent. Derrière les masques, non pas la personne, mais personne. C’est cependant dans Tendre poulet que cette destruction de l’idée de nature est la plus radicale : Lise n’assume pleinement sa féminité qu’avec Antoine, l’amoureux de jadis ; la démonstration frôle la caricature lorsque notre trépidant commissaire de police se présente à lui une rose à la main ou, a contrario, lorsqu’elle enfile ses bas sans la moindre gêne devant l’un de ses adjoints. Tant il est vrai que la féminité est sélective et comme intermittente (ce qui ne fait d’ailleurs que l’accuser). Autant dire que la féminité elle-même n’est pas un référent stable : le sexe, dernier refuge d’une nature que la pensée classique s’était appliquée à fixer, sombre dans la dérive baroque.

De cette dérive découle le caractère interchangeable des différents rôles. Si le commissaire se révèle sentimental(e) et tendre, inversement le professeur de grec ou de trompette joue à ses heures les détectives : lorsque Lise prétend qu’il n’y a plus entre eux que de la camaraderie, ne triomphe-t-il pas en faisant remarquer — comme un policier exhiberait une pièce à conviction — que Lise est allée chez le coiffeur, et que cela dément son affirmation ?

Les rôles sont d’autant plus interchangeables que, par le jeu du réel et de l’imaginaire, ils sont comme le négatif l’un de l’autre. Antoine, le sage professeur de grec, reconnaît que sa « tête est pleine de tumulte », et Lise lui confie que la sienne est « pleine de vergers et d’enfants ». Ici encore, le primat de la condition sur la nature est souligné. Et il faut insister sur la nouveauté d’un tel primat, sur la difficulté que nous avons à l’accepter, les résistances que nous lui opposons, puisque c’est lui que méconnaît le proverbe cité deux fois dans le film (par le vieux gardien, monsieur Charmille, puis par Antoine dans le train arrêté) sur « la carpe et le lapin ». Ce proverbe pourrait d’abord être rapproché de la phrase de Victor Vauthier à Marie-Charlotte dans L’incorrigible : « Le destin aurait dû nous dresser l’un contre l’autre, comme la langouste et le cobra » (« la mangouste », corrige d’ailleurs la jeune femme). Outre le caractère « déplacé » d’une telle opposition (contre-lieu qui ne fait que reprendre la figure baroque du contre-temps), il convient de noter que Vauthier parle ici à juste titre de « destin » : le biologique et la nature sont bien un destin. Et c’est bien d’un tel destin que Philippe de Broca, cinéaste de l’apparence et de l’innocence, entend nous délivrer. Mais, pour nous en tenir à Tendre poulet, ce proverbe, par sa référence même au monde animal, donc au monde de la nature au sens le plus biologique du terme, ne tend-il pas à mettre de la nécessité là où il n’y a que de la contingence ? A mettre sur le compte de la nature une incompatibilité d’humeur qui n’est qu’une composante de la condition ? Tendre poulet, Lise, par sa seule existence (que l’on aimerait qualifier d’amphibie), dénoncera cette confusion en faisant éclater la belle mais trompeuse homogénéité d’une prétendue nature : contrairement à ce qu’affirment tous ces proverbes naturalistes (ou sociologiques), la distance entre le flic et le cœur ne doit pas être si grande qu’on le dit, puisqu’elle tient tout entière en une seule et même personne. C’est dire aussi, il est vrai, que l’être humain est plus vaste, plus profond, plus contradictoire que ne l’admet la pensée classique. N’est-ce pas là le portrait même de ce que, depuis Pascal, on appelle « l’homme baroque » ?

Ce caractère, tout à la fois baroque et pascalien, s’accuse et devient explicite à la fin du film : admirable errance des deux hommes (monsieur Charmille, le concierge assassin, et Antoine Lemercier, son otage) qui voit naître une sorte de complicité entre eux, et symbolise l’impossibilité où nous sommes de démêler le bien du mal. Cette dérive spatiale dans Paris pourrait bien être une figure de la dérive existentielle de l’homme baroque, de cette fuite du référent qui ne laissera rien subsister de l’idée de nature. Antoine Lemercier n’explique-t-il pas à son compère qu’il n’y a pas d’innocents et de coupables, mais seulement des rôles que nous devons tenir sans trop y croire, puisque toutes les situations sont interchangeables (« Professeur de grec, gardien de la paix ou justicier des faubourgs, tout ça ce sont des rôles, Monsieur Charmille, des masques interchangeables ») : ce que Pascal exprimait par le mot « condition ».

C’est cette même prévalence de la condition sur la nature que l’on retrouve dans L’Africain, lorsque le serviteur noir tient soudain, en face de Victor ébahi, un discours très occidental, voire très parisien, sur les « intellectuels de gauche », ou revêt l’habit et adopte la démarche d’un gentleman londonien. Ce serviteur noir qui épouse le rôle d’un blanc illustre cette contingence radicale de toute condition. Victor, qui assiste, étonné, à la scène, a ici la mémoire courte. Il a en effet lui-même, lors de son retour près d’Eugénie, sa maîtresse, après une entrevue tumultueuse avec sa femme, Charlotte, tenu un discours qui était le discours même de l’autre : nécessité d’investir et d’avoir l’esprit d’entreprise (= discours de Charlotte) et propos racistes sur les « sales nègres » (= discours du lugubre Polakis). Victor illustre à lui seul, par la multiplicité même des rôles qu’il joue, l’absence de nécessité de chacun d’eux : il est tour à tour épicier, facteur, pilote, mari et amant (de la même femme) et même… contrebandier, comme le dit Polakis auquel il a dérobé son stock d’ivoire de contrebande.

Ainsi ce ne sont pas seulement les occupations, les professions, les statuts sociaux qui sont arrachés à toute fixité mais la couleur de la peau elle-même, la race, cet ultime refuge d’une pensée naturaliste. Le titre même du film évoqué en porte témoignage : l’« Africain », c’est Victor, cet ancien d’Argenteuil, alors que la maîtresse noire avec laquelle il vit, Eugénie, est des plus « parisiennes ». Le prénom de cette jeune femme noire (Eugénie) est surdéterminé ; il évoque bien sûr le sens des affaires (commerciales et amoureuses) de cette femme, le rôle apaisant qu’elle a pu jouer au côté de Victor, mais il résonne aussi comme un pied de nez adressé à toutes les doctrines racistes : cette jeune noire est, étymologiquement parlant, « bien née », de bonne race. Eugénie répond ainsi, par son seul prénom, à tous les partisans d’un certain eugénisme.

La radicalité du propos debroquien (la race introuvable) doit être replacé dans une perspective plus large : l’univers de Philippe de Broca est un univers baroque dans lequel la nature est introuvable. Il s’agit d’un monde sans nécessité, sans profondeur, sans référent ultime, d’un monde de la dérive. La race n’est donc ici qu’une des figures de cette prétendue nécessité. Ailleurs, dans On a volé la cuisse de Jupiter, par exemple, c’est le sexe, autre figure de cette nécessité (la différence des sexes n’est-elle pas, comme celle des races, le dernier bastion auquel se raccroche une pensée naturaliste ?), qui se trouvera mis en cause. Ce n’est donc nullement par hasard que le nazisme s’est acharné sur les juifs (la race), les homosexuels (l’indifférenciation du sexe) et les tziganes (peuple sans origine définie) : c’est une même idéologie « naturaliste » qui est à l’œuvre dans ces trois cas.

Cette idée d’une condition essentiellement contingente de l’homme avait d’ailleurs été mise en scène, dès 1966, dans Le Roi de Cœur. Ainsi que nous le verrons, les fous décrits pas Philippe de Broca sont ces hommes qui ont réussi à échapper à cette conception « naturaliste » de l’existence : pour eux, les différents rôles que nous jouons dans la vie ne sont précisément que des rôles — et seuls les mauvais acteurs que nous sommes sont capables de les prendre au sérieux, au point de faire, de ce jeu qu’est la vie, la plus lugubre « plaisanterie ». On pourrait en ce sens affirmer que c’est la croyance en une réalité dernière, en un référent ultime (le sexe, la race, l’argent ou la nationalité) qui est la source de toute violence : la violence aveugle des militaires nationalistes du Roi de Cœur est la préfiguration exacte de la violence raciste du lugubre Polakis dans L’Africain, ou de la violence idéologique des personnages de Chouans !. Dans tous les cas, on attribue à une différence de nature ce qui n’est qu’une différence de condition, on s’identifie à son rôle au point d’oublier que celui-ci n’est qu’un rôle, et cette illusion d’être en possession d’une vérité ultime est bien à l’origine de tous les fanatismes.

JEAN-PIERRE ZARADER


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